Christian Boltanski, « artiste merdeux » ou cinéaste ? par Emmanuel Mahé

vue-ens.1266524254.jpg

« Artiste merdeux » ? Ce n’est pas moi qui le dit mais Christian Boltanski lui-même dans une des vidéos, excellentes par ailleurs, du making off (1) proposé sur le site web du Grand Palais. Il décrit par là ce qu’il ne souhaite pas être (et ne souhaiterait pas qu’on dise de lui) : « un bon artiste conceptuel des années 90 », c’est-à-dire à ses yeux « un artiste merdeux » (sic).  Laissons là cette crainte et occupons-nous de son installation monumentale, « Personnes » qui se tient au Grand Palais en ce début d’année 2010.

Monumentale elle l’est au moins par sa taille (une seule installation artistique occupant le Grand Palais tout entier) et par le fait d’appartenir à la série d’expositions intitulée « Monumenta » (la précédente étant consacrée à l’artiste américain Stella). Mais elle l’est aussi dans son dessein puisque Boltanski a voulu que le visiteur de cette installation ait l’impression de « pénétrer dans un cercle de l’enfer », « monde effrayant de l’enfer de Dante » et de le confronter à « l’idée du doigt de Dieu (ou du hasard) », pas moins que ça.

Les médias ont largement commenté cette exposition en relayant le propos de l’artiste, mettant en garde (pour nous inciter à y aller) les âmes sensibles qui pourraient être choquées par l’ambiance froide, inquiétante et douloureuse que cette monumentale installation est censée faire ressentir aux visiteurs. Ce discours journalistique précédant l’exposition (une forme de teasing par la peur) est relayé par les discours de médiation in situ.

Après vous être acquitté du rituel de la file d’attente, vous entrez dans l’enceinte du Grand Palais et vous êtes d’abord confronté à un mur constitué de milliers de vieilles boites rouillées (un leitmotiv boltanskien). Ce mur vous barre la vue comme s’il s’agissait d’un sas de compression pour vous préparer à  « plonger dans  une seule œuvre », celle que vous découvrirez après cette première phase. Ces boites à biscuits, nous dit l’artiste, correspond en effet à « son vocabulaire habituel : un des mots, un objet minimal et chargé sentimentalement ». Jusque là, tout va bien : nous sommes bien dans une exposition de Boltanski. Si inquiets nous devrions être à ce stade, c’est peut-être la crainte de rester dans quelque chose de connu et de déjà vu.

Dans le making off, nous apprenons que ces boites sont rouillées artificiellement par bain d’acide et que le prestataire donne le choix du « pourcentage de rouille » à Boltanski, selon ce qu’il souhaite donner comme effet coloré et texturé à ces boîtes. Lorsqu’on voit ce magnifique et esthétique mur rouillé, on est évidemment loin d’imaginer que cette rouille présentée comme un fait objectif du temps qui passe est en réalité une rouille obtenue en quelques heures ! Mais c’est le résultat qu’il faut prendre en compte nous explique Boltanski. Mais alors pourquoi nous proposer un making off si celui-ci n’est pas un des éléments moteur de la démarche de l’artiste ? C’est la même chose pour le tas de milliers de vêtements soutenu par un échafaudage camouflé : nous croyons voir une montagne constituée uniquement de vêtements alors qu’elle est en réalité une simulation, elle est emplie de vide.

Nous sommes donc davantage dans un monumental décor (magnifique il est vrai) dont certains détails viennent pourtant troubler l’objectif de Boltanski : des détails cachés au visiteur de l’exposition qui nous sont révélés par le making off (nous venons de le voir avec la rouille et la fausse montagne, on peut en découvrir d’autres), et des détails tellement visibles qu’ils en deviennent cachés eux aussi : c’est le cas par exemple des centaines de milliers de vêtements disposés à terre comme dans un « vaste cimetière ». Ces vêtements, nous dit la médiation se faisant toujours l’écho de la voix de l’artiste, viennent d’être portés, ce sont des « vêtements en attente » (l’expression est de Boltanski) d’être pris au hasard par le doigt de dieu, figurant par là-même que nous, vivants (transfigurés par ces vêtements), serions dans un « couloir de la mort » (id.). Mais si ces vêtements viennent d’être portés, pourquoi retrouver l’odeur si habituelle des grands supermarchés du recyclage que sont les brocantes et les friperies ? Pourquoi ces mêmes vêtements sont tous froissés de manière si caractéristique lorsqu’on les stocke en masse ? Pour ma part, pour ce qui concerne ce froissage, j’y ai vu du Hantaï (cet artiste remarquable travaillant sur le froissage de la toile) mais il me semble que c’est là un rapprochement en dehors du propos de Boltanski.

Il nous dit : « il y aura, je sais pas, des centaines de milliers de vêtements puisqu’il y a des tonnes de vêtements », sous-entendu des centaines de milliers de personnes présentes-absentes dans son installation. Cette impression de masse (non individualisée, il aurait été intéressant de préciser un chiffre exact comme 358.763 personnes) correspond au peu de soucis du détail, nous venons de le voir. Boltanski, dans cette installation a davantage le souci du global, du monumental, de l’impression générale. Mais le problème est que le souci du détail ne s’oppose en rien au global et lui est même nécessaire pour le faire exister ! Même s’il est attentif au taux de pourcentage de la rouille, à la couleur et l’alignement des poteaux et des néons, à la disposition des vêtements en tas et en surface, il s’avère hélas que cette attention se relâche précisément à l’endroit où elle devrait être soutenue : l’absence des corps et donc les traces qu’ils laissent après eux. D’autant plus quand il précise : « un corps mort, un vêtement usagé ou la photographie de quelqu’un était la même chose. C’est-à-dire qu’à chaque fois, on est devant un objet qui renvoie à un sujet absent. »  Le sujet absent est ici remplacé par l’absence de sujet….

Cette impression de décor est renforcée par le fait (cela correspond à un sentiment personnel mais apparemment partagé par beaucoup de mes covisiteurs) que je n’ai ressenti aucune peur, angoisse, ou quelque trace que ce soit d’inquiétude, ni même d’introspection ou de réflexion sur la mort et le hasard, ni sur Dieu et la vie. J’ai parcouru cet espace comme on parcourt en effet un cimetière par un beau jour de printemps frais lorsqu’on cherche autre chose que ses morts, de manière plaisante et sociable, nous réjouissant même du kitsch des tombes humaines.

Finalement, Boltanski est un metteur en scène ou un réalisateur cinématographique dont les acteurs sont les objets et les décors (en les filmant de manière globale, pas de gros plans), sans personne justement (on enlèvera le « s » contenu dans le titre de l’exposition). On le voit d’ailleurs bien dans les vidéos proposées sur le site web : avec les plans larges, les jeux de lumière et les travelings, son œuvre prend une dimension dramatique dont la puissance esthétique est renforcée par la bande son des battements de cœur. J’ai alors ressenti un peu plus ce qui tient à cœur à Boltanski (dont on ne doute pas de sa sincérité). Le problème est que l’exposition réelle, celle qu’on parcourt avec son corps, ses yeux et ses oreilles, ne donne pas cette impression souhaitée par l’artiste. C’est finalement un peu comique car Boltanski nous fait ressentir un sentiment ou une impression lorsqu’on est à l’extérieur de son installation (en regardant la vidéo à distance) alors qu’il souhaitait nous inclure physiquement dans son œuvre pour nous faire vivre un « monde différent, coupé de la réalité ».

Il aurait fallu renverser le dispositif d’exposition : interdire au public l’entrée de l’installation réelle (le laisser dans son aura mystérieuse de vrai décor de cinéma, un peu comme la zone interdite dans « Stalker » de Tarkovski) et diffuser le film seul, sur un écran monumental, cela va de soi.

 

(1)   http://www.monumenta.com/2010/monumenta/Video-le-making-of.html