Un workshop sur une ile : Un peu de « foranité » dans le monde convenu de l’innovation ! (Compte-rendu de workshop), par Emmanuel Mahé
7h15, un matin de juin, sur le port de Marseille. Une étrange assemblée se constitue en moins de 10mn : une vingtaine de scientifiques, sociologues, artistes français et anglo-saxons ainsi que divers acteurs de la Ville se réunissent là pour investir les îles du Frioul le temps d’un workshop interdisciplinaire à l’initiative du Pr Roger Malina, astrophysicien franco-américain, sous l’égide de l’IMéRA, l’Institut Méditerranéen de Recherches Avancées (1), ainsi que de du directeur des lieux et de Pascale Hurtado.
La thématique de l’atelier : Sens du lieu / Comment la Culture fait la Cité ? (Sense of Place / How Culture shapes the City ?)
Le lieu : l’hôpital Caroline, ancien hôpital du XIXème s. qui accueillait les personnes contaminées mises en quarantaine. Ce lieu est en restauration et deviendra un jour un lieu culturel, il l’est déjà pour partie. C’est un site « archéologique » en work in progress!
(Visuel du site de l’ancien hôpital Caroline sur l’île)
Nous voici donc, le temps d’une journée ensoleillée et ventée, sur une ile presque déserte, au milieu d’un chantier sans casques, si ce n’est ceux, symboliques et invisibles mais bien réels, des guerriers que nous sommes tous lorsque nous entrons réellement en mode « workshop » dans lequel on doit défendre, attaquer (même si c’est amical) et toujours ruser.
Les interventions étaient aussi hétérogènes que les participants (2). On y a parlé de la ville et de ses visibilités (et donc de ses invisibilités qui ne sont pourtant pas toutes nécessairement cachées) en se focalisant sur certains types de pratiques sociales, technologiques, artistiques. On y a parlé aussi de pollution maritime, de flux de données, de sécurité, de déviances…
L’anthropologue Michel Crestin nous y a exposé par exemple le concept de foranité qu’il a inventé. Il décrit par là ce qui est intempestif, ce qui n’était pas prévisible et se déploie da manière visible dans les espaces urbains : ce ne sont pas seulement les fêtes foraines, c’est ce qu’il y a de forain dans l’émergence de pratiques imprévisibles : un tag ici, un geste par là, un monument éphémère…. Bref, de l’immanent !
L’artiste Hendrik Sturm nous a parlé du projet de « Grande Randonnée » de Marseille Provence 2013 (la future capitale européenne de la culture) et, en descendant à pied lors de la pause du midi vers l’unique restaurant, m’a expliqué que sa pratique de marcheur est artistique : accompagné de marcheurs, il fait voir et fait ressentir autour de lui de manière spécifique de telle sorte que le paysage se transforme sans produire de traces ou d’artefacts : un art de la pure marche. Lorsque je lui ai suggéré d’intégrer dans sa démarche (sans jeu de mot) un peu de technologies comme celle de la réalité augmentée, il m’a souri. Depuis, l’idée fait son chemin !
(Visuel : « urbanmobs », une cartographie des flux télécom)
Pour ma part, je suis intervenu au sujet de notre régime de visibilité contemporain qui rend visible à l’extrême (une forme d’hypervisibilité : les images n’ont jamais été aussi proliférantes) tout en développant des types d’invisibilité nouveaux, notamment ceux des réseaux télécom pervasifs. J’ai montré que cette ambivalence n’est pas contradictoire mais qu’elle est fondée sur des principes similaires. J’ai notamment appuyé mon propos sur des exemples concrets, notamment : « UrbanMobs », une visualisation des flux télécoms dans les villes, et « Making Immaterials: Light painting WiFi » une technique de mise en visibilité des ondes wifi dans les espaces publics. Ces deux exemples, déjà très médiatisés via le web, sont symptomatiques des évolutions d’aujourd’hui.
(Visuel : Light painting wifi, cf url plus bas)
L’invisibilité ne se manifeste pas uniquement par ce qui est caché (des réseaux enfouis) ou transparent (comme les ondes), mais peut paradoxalement se présenter à nous de manière visible, sauf qu’on ne le voit pas. Un sociologue (Jean Manuel de Queiroz) prend souvent cet exemple pour illustrer cette forme d’invisibilité : les domestiques dans l’aristocratie des sociétés occidentales, ils sont là mais ils ne sont ni vus ni regardés (nous avons aussi nos « invisibles » dans notre société…).
Une autre forme d’invisibilité peut également se fonder sur la mise à l’écart du regard ou la relégation d’espaces (et de personnes) qui, par leur stigmatisation, sont devenus progressivement « invisibles » dans les espaces urbains. Par exemple, Thérèse Basse, de l’association Zingha, a montré comment reconquérir une place urbaine devenue invisible à Marseille, invisibilisation par stigmatisation puis délaissement progressif des espaces publics. La visibilité est souvent une reconquête.
Ce qui était très étonnant, c’est qu’une des formes des invisibilités technologiques les plus puissantes à venir (et déjà là) était représentée par le biais de la présence d’un chercheur en nanotechnologies à UCLA (Université Californienne): James Gimzewski. Les nanotechnologies sont, en effet, pour partie invisibles. Il a observé et écouté certaines interventions sur la relation entre invisibilité et invisibilité. Scientifique réputé internationalement, il collabore avec une artiste américaine, Victoria Vesna, pour rendre sensible des problématiques complexes. Il ne s’agit pas d’un « simple » travail de visualisation comme beaucoup de designers peuvent le faire mais de créer des liens étroits entre art et science.
D’ailleurs Victoria Vesna (professeur et artiste à UCLA également) est intervenue pour différencier la pratique de designer de celle d’un artiste en réaction à mon intervention. J’ai en effet appuyé ma démonstration sur des exemples artistiques et de design exploratoire. Pour elle, il est important que le public puisse dissocier ces deux domaines. Je suis pour ma part d’accord (tout ne se vaut pas!) mais il est nécessaire parfois aussi de brouiller un peu les frontières entres différentes pratiques pour nous aider à penser des problématiques contemporaines. Cette question de ne pas réduire la science à l’ingénierie et l’art au design ou à la visualisation est en effet centrale aujourd’hui car on parle beaucoup de relations entre artistes et scientifiques et, souvent, ce sont des designers et des ingénieurs qui collaborent, pas des artistes et des scientifiques. Même s’ils sont souvent créatifs, il ne s’agit pas véritablement de recherche scientifique et d’expérimentation artistique. Les mots sont importants.
(Visuel : « Cabspotting »)
Revenons à la thématique du séminaire avec l’intervention du couple d’artistes américains Peter et Sue Richard, en résidence à l’IMéRA. Ils nous ont fait un exposé sur la manière dont ils voient la ville à travers différentes formes de visualisation (justement !) : par exemple avec « Cabspotting » (4) la visualisation du trafic de taxis dans la ville de San Francisco fait ressembler cette grande ville à un corps vivant animé par ses flux, ou bien encore un dispositif technique permettant de mesurer la variation de la température de l’air par la variation de hauteur du pont suspendu (qui peut varier de huit mètres selon la chaleur ou le froid). Le pont est ainsi transformé en un géant thermomètre ! Lors de la pause, il me dit qu’il est intéressé par les pratiques plus que par la technologie en elle-même, voire même par les pratiques « low tech ». La question n’est plus de la technologie en tant que telle mais la relation entre les dispositifs techniques (architecturaux, urbains, terminaux mobiles…) et les usages, entre l’ingénierie et le design, entre l’art et la science.
Cela ne veut pas dire que toutes ces pratiques se valent (un artiste n’est pas un scientifique, un scientifique n’est pas un philosophe…) mais que leurs frottements créent parfois de la valeur inattendue, peut-être un peu de « foranité » dans le monde si convenu de l’innovation !
On pourrait détourner les mots de Michel Crespin et les appliquer au domaine qui nous préoccupe ici, dans ce blog de Décalab : « La vie sociale est un jeu de rencontres, d’échanges, de confrontations, normé, régulé… qui définit le cadre formel de la vie en société. Elle définit une urbanité du moment. Ce jeu est soumis aux rapports de force entre individus et dispositifs représentatifs […] de la communauté ou des communautés humaines. La foranité serait alors une urbanité en contrepoint, une mise en décalage par rapport à une urbanité admise, convenue, dominante. »
Si l’innovation était une urbanité, quels en seraient ses contrepoints ?
Notes et url :
(1) Roger Malina est un acteur incontournable des réseaux internationaux consacrés aux relations entre l’art et la science. Il est notamment l’un des porteurs d’un très intéressant projet, devenu réalité depuis peu, permettant à des chercheurs et des artistes d’être en résidence dans l’ancien Observatoire de Marseille. Par périodes de trois fois trois mois, des textes, des concepts et des dispositifs artistiques et scientifiques se confrontent et s’y développent. Nous en parlerons de manière détaillée dans un prochain post.
Une interview de Roger : http://www.arte.tv/fr/628946,CmC=640738.html
(2) Je ne présente ici que quelques-uns des intervenants. Tous étaient intéressants et je reviendrai dans de prochains posts sur certains d’entre eux! (je pense notamment à « Marseille, la ville horizontale qui a toujours tout rasé »…).
Participants et programme du workshop : http://www.imera.fr/index.php?option=com_sportingevents&view=event&id=182:atelier-workshop-sens-du-lieu&year=2011&month=6
Url de l’IMéra : http://www.imera.fr
UrbanMobs : « Urban Mobs nous permet de suivre ce « pouls » urbain composé de l’activité des foules et de leur mobilité. Il s’agit de “ cartographier les émotions populaires ”.
Urban Mobs est une technologie développée par Orange Labs et faberNovel. Elle crée une représentation visuelle de l’activité des téléphones mobiles. »
Mark Hansen et Ben Rubin : http://earstudio.com/2010/09/29/listening-post/
Immaterials: Light painting WiFi : Immaterials: Light Painting WiFi
Cabspotting : http://cabspotting.org/
Victoria Vesna : http://victoriavesna.com (Victoria Vesna, Ph.D., is a media artist and Professor at the UCLA Department of Design | Media Arts and Director of the Art|Sci center at the School of the Arts and California Nanosystems Institute (CNSI).
James Gimzewski : http://en.wikipedia.org/wiki/James_Gimzewski
Peter & Sue Richard : http://www.exploratorium.edu/id/ (interview) et le site de « Invisible Dynamics » : http://www.exploratorium.edu/id/