Tempo scaduto, la gestuelle du crime

Une oeuvre de Vincent Ciciliato

Qui d’entre nous n’a pas trouvé un certain plaisir, derrière son écran, à rechercher « la cible », à la viser puis à tirer ?

Ce geste dans l’univers des jeux vidéo semble anodin. Nous nous interrogeons peu sur la valeur de notre geste et ce qu’elle induit comme zones d’ombres.

Bien que la violence ait singulièrement baissée depuis 200 ans dans nos sociétés européennes, elle reste très médiatisée, avec ses règlements de compte ou crimes crapuleux dans les grandes métropoles.

A l’heure où le « passage à l’acte se fait pour tout et n’importe quoi » (Denis Trossero, journaliste), l’œuvre de l’artiste Vincent Ciciliato nous interroge sans mièvrerie sur notre rapport à la violence, à l’omerta, en nous impliquant corps et « âme ».

Son installation interactive, créée en 2012 avec le Fresnoy, est un bel exemple d’œuvre interactive, ludique et dans le même temps questionnant nos gestes et nos implications morales et physiques.

L’artiste a vécu son enfance à Palerme dans les années 80 haut lieu du crime mafieux et les images de violence (et l’imagerie qu’elle implique) l’ont marqué et interrogé.

Dans son installation se téléscopent images de fiction, de documentaire, images de presse…

Le « joueur » se place face à l’écran et doit lui-même devenir l’arme…il projette sa main comme un revolver et doit actionner avec son pouce le tir…le geste doit être extrêmement précis, l’œil aux aguets pour viser la « bonne cible ».

Déjà l’implication du corps nous interroge, pas d’objet pour jouer l’arme c’est notre bras qui est armé, notre corps est directement impliqué, il est tout entier dans le geste qui va décider de la vie ou mort d’une personne.

La sémantique « toucher la bonne cible » quand on parle de crimes mafieux nous interroge sur qui détermine la dénomination « bonne » ou « mauvaise» cible.

Quand la cible est touchée, le décor bascule et nous donne à voir les images d’archives qui remettent en scène le crime réel et la chute de la victime…

J’ai ainsi assisté  à l’assassinat tranquille d’un gamin de 11 ans -juste soupçonné d’avoir assisté à la passation d’un sachet de cocaïne- par un autre gamin de 18 ans (ici le joueur) avant de voir les images du crime mafieux tout à fait réel…

Aucun discours théorique n’atteint la force de ce moment.

Vincent Ciciliato interroge aussi notre relation à l’empathie en revisitant par le jeu et l’art les études autour du jeu vidéo et de la violence : « Les images violentes poussent leurs spectateurs à renoncer à des conduites modératrices ou pacificatrices que leur éducation leur a fait adopter » (Serge Tisseron, 2000). C’est par le jeu qu’il interroge notre relation au crime (voyeur-spectateur-victime-tueur).

« Tempo scaduto » interroge notre rapport au jeu, à la violence, à la fiction et au réel.

Vincent Ciciliato – TEMPO SCADUTO from Le Fresnoy on Vimeo.

Entre ball trap et théâtre (les décors changent dés qu’il y a eu action comme des changements de décors au théâtre) et jeu vidéo, l’installation est précise, ludique et critique.

Les images de fiction se mêlent aux images de presse, la violence du geste nous est ainsi renvoyée comme un boomerang.

L’œuvre atteint ses objectifs : rendre la tension du jeu avec ses ressorts connus et testés et la tension liée au crime commis et vécu par le corps tout entier.

Il serait intéressant de faire se rencontrer l’artiste Vincent Ciciliato et l’auteur de «  Gomorra, dans l’empire de la camorra » Roberto Saviano pour pousser cette réflexion de comment raconter l’histoire des crimes mafieux par la fiction mêlée aux témoignages des témoins et journalistes.

 

L’installation réalisée avec, entre autres,  les équipes de recherche du MINT (Université Lille 1, CNRS, LIFL UMR 8022 & IRCICA, INRIA Lille Nord-Europe) est aussi intéressante dans sa conception.

« Tempo Scaduto » nourrit le champ de la réflexion autour des interfaces  impliquant  le spectateur-acteur, et la réflexion autour de la violence. Sujet extrêmement vaste et complexe mais dont le jeu vidéo est un bon acteur pour mener des réflexions autour des usagers, usagers des jeux vidéo, usagers de la ville et spectateurs-acteurs de la violence.

Lors de la table ronde « Art, recherche et technologies » du 14 mars 2013 chez Polytech Lille où décaLab intervenait aussi , Laurent Grisoni (équipes de recherche du MINT) soulignait aussi l’intérêt de travailler avec des artistes car ce type de projets permettait de travailler sur des terrains de recherche (ici technologiques) peu pratiqués dans le quotidien mais qui restent, pourtant, indispensables.