Suite du feuilleton Murakami, la réponse d’Emmanuel Mahé à Sagittaire

Pourquoi publier ici une réponse à un commentaire ? parce qu’Emmanuel va tout au long de son feuilleton Murakami répondre à Sagittaire qui a commenté le 1er épisode de Murakami (A lire…)

Réponse : décalab et les somnambules

Oui cher Sagittaire, Murakami est un anti-Koons, non pas son double négatif mais son opposé, peut-être son antidote mais c’est faire trop de cas de ce futur artiste mineur qu’est JK.

Votre commentaire me donne l’occasion de trouver un fil conducteur pour les prochains épisodes qui vont suivre en prenant JK comme contreforme de Murakami, sans s’y limiter non plus.

Mon idée est très simple : je ne souhaite pas décrire ce que me fait Murakami ou ce qu’il veut nous dire, ni même ce que je lui fais comme tous ses « regardeurs » (approche duchampienne désormais classique) mais davantage comment on peut se servir de lui pour dire des choses que nous n’aurions jamais formulé sans lui (ni même pensé) en évitant bien sûr la posture d’une certaine critique d’art qui s’appuie généralement sur des interprétations liées au « décryptage » de son oeuvre ou sur sa biographie ou, pire encore, sur les « messages » que l’artiste souhaiterait « faire passer » à travers ses oeuvres. L’art ne communique rien, surtout pas d’information ni même quelque message que ce soit! (1)

Les prochains épisodes sont donc tout sauf un décryptage ou une interprétation de l’exposition de Murakami. C’est un rêve éveillé comme vous le dites. Il y a des rêves plus réels que la réalité. Si je réussissais vraiment à me transformer en somnambule comme vous le suggérez, ce serait parfait! Murakami ne dévoile rien, il nous propose le « diagramme » de nos sociétés contemporaines : un diagramme bigarré et modulant mais pourtant extrêmement dur et stable…

Certains artistes créent des conditions très singulières pour pouvoir jouer avec nous, se jouer de nous, lutter contre les évidences et les fictions qui nous encombrent mais qui nous sont pourtant essentielles pour vivre.

C’est l’esprit de la méthode de « décalab » : un laboratoire pour décaler les perspectives et les points de vues, une déconstruction en quelque sorte (pas à la manière de Derrida, plutôt celle de Michel Foucault).

L’oeuvre toute entière de Murakami (c’est un exemple parmi d’autres) est un outil pour expérimenter notre mutation d’individu en « dividu » (2), pour discerner la « big sister » ou la « big mother » remplaçant l’ancien « big brother », pour comprendre quelques-unes des énergies blanches de notre société « globalitaire » (terme de Virilio). Bref, les artistes existent pour qu’on jouent avec eux. De plus, certains d’entre eux préfigurent les usages futurs et anticipent parfois les mutations à venir (3). Ce serait vraiment dommage de se limiter à interpréter les oeuvres artistiques alors qu’elles nous demandent toutes de se servir d’elles comme on se sert des concepts de philosophe ou de fonctions scientifiques pour faire, refaire et défaire notre réalité.

Pour ce qui concerne  l’ « attente » comme passion triste selon Spinoza, je ne la connaissais pas avant que vous ne fassiez le lien avec la manière dont je ne souhaitais pas découvrir l’exposition : sans attente particulière, être simplement réceptif (c’est-à-dire actif). Gilles Deleuze dans Foucault précise que « se laisser affecter par » est une force aussi puissante que celle d’affecter.

Votre commentaire dispose apparemment de ces deux qualités, c’est peut-être nécessaire à tout dialogue pour qu’il ne se limite pas à une simple conversation, même sur le Net et parfois entre pseudos!

 

(1) Je me permets de renvoyer vers un article sur ce sujet co-écrit avec Janique Laudouar : : « Résister aux modèles de communication », écrit lors de la conférence
h2ptm’07 dont la publication intégrale de toutes les sessions est
disponible sur le site htpp://www.lavoisier.fr/notice/fr333942.html.
L’article seul est disponible auprès de decalab sur simple demande.

(2) La notion de « dividuel » est fantastique pour comprendre comme notre individualité indivisible et unique est en réalité une construction historique en train de se diluer. Lire à ce sujet le beau texte de Gilles Deleuze dans « Pourparlers ».

(3) Je renvoie vers un travail doctoral que j’ai mené sur ce sujet d’anticipation : « La création artistique comme anticipation des usages sociaux des T.I.C. » (la thèse est téléchargeable ici : http://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00442345/en/)

La réponse de Sagittaire au 1er épisode de Murakami

L’ANTI-KOONS ?
Cher Emmanuel Mahé,

Vous ne voulez rien savoir des polémiques, des rumeurs, des passes d’armes (Messieurs Aillagon et Fumaroli ferraillant par exemple mercredi 15 septembre sur France Inter) qui enveloppent l’exposition de Murakami à Versailles. Vous désirez aussi oublier toute idée, projection, cliché qui dans votre mémoire entoure cette oeuvre d’un halo (car Murakami, vous connaissez son oeuvre depuis longtemps déjà, à travers les étiquettes qu’on y appose, les tiroirs où on la range, les images directes ou reproduites que vous en avez vues). Vous faites le ménage : vous désirez rencontrer la rencontre de l’artiste et du Château l’esprit vierge.

Et vous nous dites ce que produit en vous la fécondation de votre virginité ainsi reconquise par la vue en direct de cette installation multiple. Monsieur Murakami s’installe au Château et qu’est-ce que j’y vois, et qu’est-ce qu’il me fait voir ? Alice et le sourire du chat.
Bien. Je crains d’avoir mal décrit votre façon de faire. Je la présente comme quelque chose à quoi il faut se préparer en se bouchant les oreilles et en se nettoyant l’esprit. C’est insuffisant et je crains d’avoir manqué l’essentiel : cet état de réceptivité où vous vous efforcez de ne rien savoir ni prévoir de ce que vous verrez, requiert une sorte de flottement très particulier.

Quelque chose de proche du somnambulisme où la fiction rêvée se joint à un déplacement réel du corps : on ne rêve pas seulement, on marche en rêvant, on « déambule », on entre dans un rapport nouveau avec le territoire familier de la chambre ou de la maison, transformé en nouvelle carte du monde. L’agencement lit-sommeil-rêve y fait place à tout autre chose : un agencement où la fiction du rêve se transforme en espace et parcours réels – un autre monde, où la perception du sujet est « filtrée » et lui permet de transporter le monde onirique « dans la réalité ». Voilà donc l’expérimentation versaillaise. Je m’y présente sans rien en attendre et n’espère rien. Comme un enfant non prévenu en somme (mais je comprends mieux aussi pourquoi, chose inadmissible et provocante, « réactionnaire » même , Spinoza osait ranger l’espérance, l’« attente », l’expectation, au rang des « passions tristes »… : elles empêchent de « voir »).

Que se passe-t-il alors ? Voilà qu’au milieu de la profusion colorée des objets murakamiens, je capte un signe faible : le chat monochrome, et la simple couleur du sourire. Le Château devient d’un seul coup (c’est important « d’un seul coup » : une « fiction », une « transmutation », c’est toujours comme un « saut » sur place…) le pays d’Alice au pays des Merveilles, « zone voisine », dans la culture occidentale, de la zone du manga « La Rose des merveilles » familier pour tout oeil japonais et qui a pour décor… Versailles.

Oui, cher Monsieur Mahé, peu importe le brouhaha des déçus ou des indignés : faites silence et laissez surgir la fiction de l’artiste. Ce n’est pas que ce soit « beau » ou pas. C’est que ça vous transforme en « voyant ».

PS. L’anti Jeff Koons dites-vous ? Je suis trop inculte pour comprendre. Serait-ce que JK bouche la vue et pratique un art d’exhibition ? Que son lapin n’entrerait pas dans le monde d’Alice ?