Murakami au château des merveilles (épisode 4) : Il dort dans un sac de couchage et on le comprend!, par Emmanuel Mahé

 

Feuilleton-critique en 7 épisodes sur l’exposition de Murakami au Château de Versailles (informations et liens plus bas). En épilogue Décalab vous proposera : « Murakami : une tool box à innovation ?


Revenons un peu sur la brutalité des contraires nécessaire à l’éclosion des forces positives. Surtout n’y voyez pas l’image périmée (et pourtant si souvent recyclée) des forces du mal contre celles du bien (comme par exemple Dark Vador contre Sky Walker ou la dissuasion par la menace nucléaire pour obtenir un état de paix, ou bien encore la lutte contre Ben Laden, vous y croyez vous ?). C’est tout autre chose que je souhaiterais vous dire.

Prenons un exemple concret : le train au XIXème siècle n’aurait pas pu dépasser les 100km/h (une vitesse inimaginable quelques années plus tôt) si le freinage puissant n’avait pas été inventé. L’augmentation de la vitesse requière une énergie positive et négative cristallisée dans un même dispositif : la locomotive, son mécanicien, ses dames, ses garçons, son moteur et ses freins, son charbon et sa vapeur, ses rails et ses gares, c’est-à-dire des éléments qu’on opposait autrefois se sont finalement soudées les uns aux autres pour former une seule forme : la vitesse moderne. On peut aller très vite à la condition de savoir freiner. L’accroissement de la vitesse et le freinage ne s’opposent en rien. Il faut de la tribologie (1) pour, d’un côté, empêcher les frottements et de l’autre les provoquer, c’est-à-dire créer un dispositif de contrôle (qui peut être plus ou moins simple, plus ou moins automatisé).

Aujourd’hui cette fusion des contraires (ce n’est plus « ou ceci ou cela » c’est : « et ceci et cela ») devient fondamentale dans toutes les strates de nos vies : nous sommes adulte et adolescent (adulescent), seul et entouré (Facebook), salarié ou chômeur ou libéral et étudiant à vie (apprentissage continu), on n’oscille pas d’un état à un autre, nous sommes tout cela à la fois. Murakami ne le dit pas, il crée l’expression plastique et esthétique de cet état quantique qui nous affecte tous sans que nous le détections vraiment (et pour cause). Comme nous avons conservé nos anciennes lunettes, nos grilles de lectures usées, nous appelons cela : « crise », « paradoxe », « chaos », « mutation »… alors que c’est au contraire un régime extrêmement lissé, totalement orthodoxal et déterminé (comme un certain type de chaos d’ailleurs).

C’est dans doute pour cela qu’on ne s’est jamais autant ennuyé dans les « non lieux » comme les aéroports (mais aussi devant son PC tous les soirs devant Facebook) avec l’impression de ne pas avancer alors que nous nous transportons par ailleurs à la vitesse du son. Murakami incarne par sa pratique artistique l’expression contemporaine de cette double brutalité : une violence douce qui nous entoure partout (pour notre confort bien sûr : les figures sont souriantes et joliment colorées) et une violence dure qui se manifeste de mille manières (les flux migratoires forcés, les guerres perpétuelles, les « crises » de toutes sortes : les gueules monstrueuses des bi-visages). C’est peut-être pour ça que cet artiste richissime dort dans un sac de couchage, non pas par snobisme mais tout simplement parce qu’il est inquiet. Et quand on s’efforce de le voir et de l’entendre, on le comprend.

(à suivre)

Note :

(1) La tribologie est la science des frottements : sans frottement, on ne pourrait pas se mouvoir. Décalab utilise une méthode de tribologie appliquée à l’innovation multidisciplinaire : faire travailler ensemble des artistes, des ingénieurs, des personnes de tous horizons. Il faut alors utiliser les inévitables frottements issus de ce processus pour pouvoir y prendre appui et non s’y enliser! A ce propos, lire cet article :

« H.A.R.D. practices. Pour une tribologie des coopérations entre l’art etla R&D » (Emmanuel Mahé, p. 218 à 229) paru dans l’ouvrage collectif R&C Recherche et Création. Art. Technologie. Pédagogie. Innovation (dir. Samuel Bianchini) aux Editions Burozoïque / Les éditions du Parc / Ecole Supérieure d’Art de Nancy. (Diffusion / distribution : Le comptoir des indépendants et Rezolibre).

Informations et liens :

Le site web de Murakami : http://www.takashimurakami.com/

La page wikipedia sur Murakami :http://fr.wikipedia.org/wiki/Takashi_Murakami