Le designer, l’artiste et le chercheur (fables contemporaines pour une météorologie coopérative) EPISODE 1 : Créer des problèmes, par Emmanuel Mahé
(épisode 1 / 7)
1er épisode, partie 1.
J’ai structuré cette première partie en quatre points cardinaux, à chacun de ces points correspond une singularité partagée par les créateurs en art, design et recherche. Pour mémo, ce texte est issu d’un article paru dans les « Ateliers de la Recherche en Design ».
I. Les quatre points cardinaux
1. Créer des problèmes [Ouest]
Si l’art, la recherche en design et les pratiques de recherches et d’innovations au sein de la R&D se distinguent les unes des autres comme étant des domaines d’activités propres (plus ou moins étanches, nous le verrons), avec leurs organisations et leurs circuits de légitimations spécifiques, leurs savoir-faire, leurs méthodologies et leurs finalités endogènes, ils partagent un même objectif : rechercher ce qui est nouveau, voire ce qui est inédit, non seulement trouver de nouvelles solutions à un problème mais créer aussi de nouveaux types de problèmes. Un artiste, un designer ou un chercheur (restons-en pour le moment à un degré très molaire, et donc un peu grossier) ont pour vocation, par leurs singularités, d’explorer de nouvelles manières de formaliser, ou au contraire de se défaire d’anciennes formes, pour faire émerger de nouvelles solutions, et donc de nouveaux problèmes. Si en effet l’artiste, le designer et le chercheur ont un point commun, c’est bien leur capacité à créer des problèmes : le chercheur problématise son objet de recherche, l’artiste pose des questions (à lui-même mais aussi à son public qui, pour le coup, n’en est plus réductible à cet état de seul récepteur), et le designer appréhende son sujet ou son thème de manière à le reconfigurer. Bien entendu l’émergence de problèmes-créations a pour effet de produire une situation de crise, c’est-à-dire un problème souvent perçu (à tord) négativement. Les organisations traditionnelles ont beaucoup de mal à discerner ces deux types de dynamiques (ces deux types de problèmes), et souvent n’en perçoivent qu’un seul côté, celui de la crise négative et non celui de l’enrichissement.
La création de problème, pris dans son sens propre, est même parfois une activité artistique en soi (le problème comme sujet et objet de la création). Par exemple l’artiste François Deck, dans son Générateur de problèmes [[[[[ (sic), propose cette définition :
« Qu’est-ce qu’un problème ? I. C’est ce qui surgit lorsqu’on prend conscience d’une différence significative entre une situation réelle et une situation souhaitée. 2. C’est la présentation d’alternatives dont le choix oriente l’action. » (1)
Dans ce cas particulier, la définition proposée est active, c’est un programme ouvert à exécuter : l’artiste propose à chacun d’énoncer un problème, en réponse à des problèmes énoncés par d’autres qui ont été publiés sous la forme de cartes postales diffusés dans la ville. On peut être en désaccord partiel ou total avec cette définition (ce n’est précisément pas le problème ici), mais ce qui importe dans cet exemple c’est que l’activité d’énonciation d’un problème devient le cœur de la création : problématiser c’est déjà créer. La problématisation n’est pas unique, les méthodes ne sont pas les mêmes (comme le font les chercheurs avec un objet qu’ils étudient et, en retour, dont ils se défont peu à peu). Problématiser, c’est aussi reconfigurer.
Par exemple, une préoccupation commune à la science, aux arts et au design réside dans le fait de donner une nouvelle compréhension ou une vision inédite de la réalité, en tentant de se dégager d’une problématique particulière pour en chercher de nouvelles. Un physicien (en astronomie ou en physique quantique), un neurologue, un géologue, et bien d’autres scientifiques, s’interrogent sur la manière dont la matière (au sens très large) peut nous apparaître sous la forme de calculs divers, mais aussi par le biais de l’imagerie technologique. Ce n’est pas simplement une question de représentation, c’est une manière de problématiser le réel tel qu’on le conçoit à un moment donné, d’inventer un autre réel (pas moins ou pas plus fictif que le précédent), de contribuer, dans un même mouvement, à faire émerger de nouvelles fables et de nouvelles vérités (ou véridictions) (2). D’une certaine manière, les artistes font la même chose lorsqu’ils s’essaient à reconfigurer la vision du monde dans lequel nous vivons, en lui donnant une nouvelle forme, en y inventant de nouvelles relations. Les designers sont eux aussi des producteurs de dispositifs établissant de nouvelles relations entre pratiques et formes, entre individu et environnement.
Aujourd’hui, dans les domaines du design et de l’art, à l’instar de la science, une des tendances (parmi cent autres) est de rendre perceptible la pervasivité des technologies, de rendre tangible ce qui ne l’est pas. Par exemple, le collectif « Das Automat » (3) crée des bas-reliefs en papier modélisant le parcours d’un usager de téléphone mobile dans une ville, parcours présenté sous la forme de bulles, de cellules semi-sphériques, créant ainsi une esthétique informationnelle (dans son sens usuel) [fig.2]. Un autre artiste, Gordan Savicic (4), a créé un harnais mécano-électronique qu’on enfile sur soi, comprimant le torse au fur et à mesure qu’on approche d’une borne wifi, de telle sorte que les ondes intangibles d’un hot-spot wifi deviennent sensorielles (à la limite de l’étouffement) [fig.1].
Un autre exemple : Jonathan Schipper, artiste américain, a créé « Invisible Sphere » [fig.3]: une sphère composée de caméras vidéo de surveillance et de moniteurs vidéos, la rendant « transparente », mais en court-circuitant l’opposition traditionnelle entre opacité et transparence. En effet, cette sculpture vidéo est à la fois transparente (via les images vidéos qui laissent entrevoir ce qui se situe à l’arrière) et opaque : le dispositif technique mis en œuvre pour créer cet effet est contredit par sa réalité physique, massive et pesante. Dans un autre type de démarche de jeunes designers ont dessinés des représentations à la fois fictives et réelles de toutes les émissions invisibles, les ondes, liées aux technologies sans fil ou de télécommunications (GSM, RFID, bluetooth, wifi, etc.). Ces dessins ont été publiés sous la forme d’un livre. [fig.4]
Tous ces artistes, chacun à leur manière, semblent nous indiquer l’émergence d’un nouveau régime esthétique fondé sur un paradoxe : l’hypervisibilité exponentielle (la « société de l’image » avec ses systèmes de surveillances et de traçabilités) a son revers, celui de l’invisibilité (par transparence – pervasivité –, ou par opacité – intégrations, éloignements). C’est un régime d’in/visibilité.
En parcourant les innombrables lieux de production et de diffusion de l’art, des sciences et du design (expositions, revues, colloques, etc.), on peut s’apercevoir que des questions récurrentes traversent l’ensemble de ces domaines d’activités, sans concertation aucune, avec des réponses variées et parfois contradictoires. Par exemple, si l’on en reste à la question de l’in/visibilité, on cherche souvent à nous faire voir plus ou autrement (médecine, art visuel, design d’interaction…), à créer un nouvel horizon du visible, de telle sorte que l’activité de connaissance ou de découverte nous libère des anciens modes de perception ou de compréhension, tout en nous soumettant simultanément à la pression particulière de cette nouvelle atmosphère qu’ils contribuent à créer.
Plus en lien avec le design exploratoire : dans le projet « umbrella.net » (5) [fig.5 & 6], les parapluies deviennent « communicants » en s’illuminant suivant l’activité de télécommunication locale de l’utilisateur. Chaque parapluie est équipé de diodes lumineuses et d’un PDA permettant une télécommunication sans fil via bluetooth : votre parapluie se colore en rouge, vous êtes indisponible ; il est bleu, vous recherchez à établir un nouveau contact de proximité. Ce dispositif de « sociabilité ad hoc », pour reprendre les termes des concepteurs, est une manière de reproblématiser l’équation classique de la télécommunication dans les espaces urbains : téléphoner, seul, à une autre personne, elle aussi seule la plupart du temps, et souvent éloignée du lieu d’appel. La nouvelle équation proposée par ce projet renverse ce schéma : vous « télécommuniquez » à plusieurs, de manière mouvante et éphémère, avec les personnes proches physiquement. L’activité de télécommunication est rendue visible, elle s’intègre dans les objets de tous les jours qui deviennent des codes urbains. L’émissions de signes, leur codage, leur transmission, leur réception, leur décodage : l’histoire des télécommunications est revisitée par cette petite communauté de parapluies dont le refrain pourrait être celui-ci : « connecting in the rain ». C’est à la fois un dispositif fonctionnel et un dispositif fictionnel : il raconte une petite fable sur l’état des relations entre les humains dans une ville, leur manière d’émettre des signes qui n’ont d’autre but que leur propre émission. Les messages contenus importent peu finalement, ce qui compte c’est d’émettre un code-couleur. Nous exposons, au vu de tous, notre disponibilité. Nous sommes à la fois pris dans un mode de communication « libérateur » (ce dispositif pourrait favoriser les rencontres fortuites dans les espaces publics urbains) et très contraignant puisque nous sommes obligatoirement mis en visibilité, rouge ou bleu. Même le parapluie en mode « off » (non lumineux) devient un signe.
C’est un exemple parmi beaucoup d’autres, de nombreux autres projets de ce type existent sous la forme de « vêtements communicants », de mobiliers urbains connectés aux réseaux, etc. La forme urbaine est investie de mille fables communicationnelles émergentes. Le design, c’est du « design produit », c’est du « design d’interaction », mais c’est aussi du design de la fiction réelle, celle de tous les jours.
La création de problèmes est donc une activité à double tranchant puisqu’inévitablement, elle génère de nouveaux affects, actifs ou passifs, considérés à un moment donné comme positifs ou négatifs, à la fois réels et fictifs. La problématisation passe donc par des processus de reconfiguration : il s’agit de chercher de nouvelles figures (au sens figuré, et parfois au sens propre). C’est une activité commune aux chercheurs, aux artistes et aux designers, même si les méthodologies et les finalités diffèrent.
NOTES :
(1) François Deck, se définit comme « artiste consultant ». Il a participé à la Biennale d’Art Contemporain « Valeurs Croisées » qui s’est tenue à Rennes du 18 mai au 20 juillet 2008. Extrait d’un texte présentant son travail : « dans le cadre des Ateliers de Rennes, le Générateur de problèmes invite chacun à formuler un problème autour de la notion de création de valeur par le travail, en œuvrant sur son énoncé : le langage devient un matériau plastique pour créer un espace immatériel, un paysage de pensée, que l’on peut inviter d’autres individus à arpenter et remodeler. » [texte intégral en ligne sur le site web : http://www.lesateliersderennes.fr]
(2) Ce terme (combinant vérité et fiction) a été utilisé pour la première fois par G. Deleuze dans les années 1970, il l’a très vite abandonné. Ce terme a été repris (et réinventé) par Bruno Latour pour en faire un de ses concepts principaux décrivant les Vérités construites et légitimes à une époque donnée, et donc éphémères. Chez les deux théoriciens, « la » Vérité n’existe pas, il n’existe que des vérités périssables. Michel Foucault n’a cessé d’interroger, lui aussi, les différents régimes de vérité selon les époques.
(5) http://www.umbrella.net
________________________________