Le design de la captation de l’attention, par Emmanuel Mahé
Analyse d’un cas méconnu : Apple
Les jeux vidéo, les programmes télé, les réseaux sociaux captent notre attention. La capture de l’attention est devenue un enjeu industriel fondamental. L’addiction nous guette parfois mais la plupart du temps cette captation devient tellement persistante qu’elle en devient « normale », ou plus exactement normative. Plusieurs dispositifs de captation ont déjà été répertoriés. Mais il en est un qui les englobe, les encapsule tous : Apple avec sa gamme de terminaux mobiles.
Le terminal iPhone capte l’attention par son ergonomie : on l’utilise simplement pour se réjouir de l’interface, un peu comme on peut regarder la qualité d’un écran avant d’y voir une image. On apprécie aussi son design-produit, c’est un bel objet qu’on aime tenir dans sa main ou le poser sur la table pour le regarder. Il capte notre attention par l’éco-système Apple Store qui en fait un passage obligé. Il capte l’attention par les quelques 300.000 applications téléchargeables. Il capte notre attention par l’agrégation de services mobilisant des usages de technologies (Géolocalisation, Réalité Augmentée, Visiophonie sans oublier les vidéo, sons, textes, livres…). Toute cette architecture globale réalise un vieux projet des télécoms : la convergence. Pas seulement celle des réseaux (téléphonie, Internet), surtout celle des services et des contenus associés.
C’est aussi un grand projet du Design : donner une forme à l’amorphe, rendre tangible une multitude d’usages qu’on qualifiait encore peu d’immatériels. Un peu comme ils ont donné une forme de « pod » (capsule) aux émissions de radio : le podcast, c’est une formalisation granulaire de séquences sonores qu’on peut donc conserver dans des mini-silos : un iPod ou un iPhone.
Tous ces éléments font d’Apple une des grandes industries de l’attention mais aussi probablement aujourd’hui LA plus grande industrie du moment parce qu’elle ajoute à ce dispositif de captation que je viens de décrire un autre type dont l’objet est la marque Apple elle-même. Et elle (je dis « elle » comme on pourrait parler de Big Sister remplaçant le vieux Big Brother) le réalise en faisant « converger » dans sa stratégie la communication, le marketing et l’ingénierie de telle sorte que ces pratiques habituellement dissociables ne le sont plus, ou plus exactement tout est managé par un processus unique de design. Il en résulte une focalisation simultanée sur l’annonce de la sortie du produit, sur le produit lui-même, sur l’écosystème dont il est un des éléments clés et sur les valeurs qu’il est censé véhiculer : tout est encapsulé dans le produit-icône, lui-même indissociable de la marque elle-même (comme si elle s’était « incarnée » de telle sorte qu’on peut la posséder bien qu’elle nous échappe toujours un peu…).
Il y a donc au moins deux niveaux de captation chez Apple : un premier niveau qui condense les procédures de captation qu’on peut retrouver séparément dans d’autres industries (comme par exemple celles des industries créatives et des industries du web…), et un second qui vient l’encapsuler dans une enveloppe d’acier et de verre : la Marque. Vous pourriez m’objecter que Sony, Nintendo ou d’autres grandes marques combinent ces éléments. Oui, à un moment de leur histoire. Mais jamais aucune d’elles n’a autant affecté aussi régulièrement, et de manière irrémédiable, des domaines aussi séparés (jusqu’à ce jour) comme la téléphonie, l’édition, la musique, le cinéma, les jeux… Nintendo a été dans une posture similaire avec la Wii. Mais ce qui différencie sans doute Apple c’est que le design a pris le pouvoir : il ne se limite plus à la conception d’un produit (du processus de création à la réalisation) mais à la chaîne entière du processus industriel : en quelque sorte les designers ont pris le pouvoir! Le marketing est designé. La communication est designée. Les terminaux et les services le sont aussi bien sûr. La scansion même des annonces (V1, V2, V3, V4…) est designée. Il ne fait pas comprendre le « design » comme on l’entend en France (on le limite à la seule esthétique du produit, ce qui est très réducteur) mais dans son sens anglo-saxon : le processus avec un but défini. Le mot design vient du mot « dessein ».
Quel est celui d’Apple ? Sans doute celui de capter l’attention du marché (d’où l’obsession de Steve Jobs lorsqu’il présente des quantifications), mais surtout capter l’attention vers un but, sans doute un peu mégalomane mais tellement séducteur : donner un sens à l’évolution technologique. Et même s’il est fictif, on est tenté d’y croire par subjugation ! Bienvenue dans le design de la captation de l’attention.
Envoyé de mon iPad1