« Capture All » Retour sur Transmediale 2015 avant de lire l’édition 2016…article 1, théorie des systèmes, théorie des jeux

Décalab avait demandé à Ewen Chardronnet et Clémence Seurat, tous deux présents sur le Festival transmediale, de leur faire un retour sur cet événement, temps fort des « media studies ». Ces retours étaient principalement dédiés à la veille de Décalab pour alimenter ses réflexions sur la « big data » et l’innovation en politique.

Il nous a semblé intéressant de le publier pendant l’édition 2016 de Transmédiale. Ce rendez-vous est devenu incontournable. L’édition 2016 sera principalement dédiée aux makers et Décalab publiera un article d’Ewen Chardronnet et Clémence Seurat sur l’édition 2016 «conversationpiece» : Anxious to Act / Anxious to Make / Anxious to Share / Anxious to Secure

 Au sommaire de  2015, plusieurs articles qui donnent un résumé des conférences emblématiques  :

  • Théorie des systèmes, théorie des jeux
  • Travail
  • Vie Numérique

 Transmediale à Berlin et d’autres rendez-vous comme Ars electronica en Autriche, où je suis toutes les années avec Annick Bureaud, nourrissent les champs de recherche de Décalab.

Le Festival transmediale qui se tenait à Berlin du 28 janvier au 1er février 2015 est l’un des plus gros rassemblements européens sur la culture des arts, médias et technologies. transmediale se déroule comme une grande convention dans l’imposant bâtiment de la Haus der Kulturen der Welt (HKW) près du Bundestag, c’est un temps fort annuel du monde toujours plus important des « media studies », des labs, des arts numériques et de la musique électronique. Artistes, hacktivistes, makers, universitaires, chercheurs, théoriciens, éditeurs, producteurs de l’Europe et du monde entier se croisent durant cinq jours au gré des conférences, des performances, des projections, des présentations et des rendez-vous autour du restaurant, du bar, mais également dans sa contrepartie dans la nuit berlinoise avec Club Transmediale, le festival des musiques expérimentales, électroniques et des arts sonores et audiovisuels associés.

Le thème choisi cette année par le festival colle à l’actualité. « Capture All » aborde la question du sens à donner à une société toujours plus pilotée par l’accumulation et la vente des données, les « Big Data », l’absorption de nos données personnelles, la surveillance généralisée et la gestion cybernétique de la planète.

Transmediale, c’est un peu le rendez-vous de la génération Snowden, et avec l’actualité de la dernière semaine de janvier les conversations allaient bon train. Il faut dire que transmediale se déroule dans l’Allemagne de Merkel et les développements autour de l’arrivée au pouvoir de Syriza et de la grande manifestation de Podemos à Madrid ont également capturé l’attention. Était alors évoquée la nomination en Grèce d’un ministre des finances, Yanis Varoufakis, issu de la modélisation des économies de jeux online et expert en théorie des jeux, un sujet fil rouge aux différentes conférences proposées à Transmediale. Yanis varoufakis qui a démissionné de son poste après le référendum grec du 5 juillet.

Théorie des systèmes, théorie des jeux

« All watched over by algorithms », conférence d’ouverture

Le festival prenait d’ailleurs son envol par une conférence d’ouverture « All watched over by algorithms », rassemblant le philosophe italien Matteo Pasquinelli, la juriste belge Antoinette Rouvroy et l’essayiste biélorusse, Evgeny Morozov, auteur notamment du très influent To Save Everything, Click Here, the foly of technological solutionism (2013). Après une introduction de Felix Stalder (que l’on a pu lire dans Le Monde Diplomatique sur Wikileaks ou Snowden) la question de la gouvernance mondiale par les algorithmes est largement soulevée et critiquée. Matteo Pasquinelli ouvre par une lecture sur la « mathématisation de l’anormalité dans la société de méta-données » en s’appuyant notamment sur le sociologue et criminologue français Gabriel Tarde. Pasquinelli identifie quatre champs d’analyse cruciaux dans l’âge de la gouvernance algorithmique : la reconnaissance de l’ennemi extérieur selon les règles de la guerre et de la géopolitique ; de l’ennemi intérieur, l’anormal selon la tradition de Foucault et Canguilhem ; le travailleur comme ennemi du point de vue de l’exploitation capitaliste, au sens de Marx ; l’ennemi de l’agentivité autonome de l’informatique et de l’Intelligence Artificielle, le stress de la soi-disant Singularité. Pasquinelli développe l’idée que « la détection d’anomalie est la paranoïa mathématique de l’Empire à l’époque des Big Data. » Rouvroy après lui s’intéresse aux cadres légaux de « l’algopolitique » mais le panel prend une tournure très politique quand Morozov prend la parole. S’adressant directement à l’audience et pointant le manque d’engagement de la communauté artistique et universitaire présente, il considère qu’il faut sortir des spécialités compartimentées quand il s’agit de considérer la gestion algorithmique de la sécurité, de la finance, du changement climatique : il ne suffit pas de se réunir en conférence mais il faut agir politiquement. Si l’on se débarrasse des réflexes d’une vieille gauche, le choix est à faire, selon lui, entre un modèle de communes de communes et celui d’une planification cybernétique socialiste, les deux nécessitant un fonctionnement algorithmique et logistique optimal. « Ah, je me sens dans mon exercice favori quand les conférences prennent la forme d’un congrès de parti politique » lui répond Pasquinelli, que l’on sent enthousiasmé par l’arrivée d’une gauche de la gauche au pouvoir en Grèce. Et c’est vrai que Morozov et Pasquinelli déroulent le postulat du Manifeste Accélérationniste très largement discuté ces derniers mois dans les « media studies ». Les auteurs critiquent le folklore d’une certaine gauche passéiste et demandent une véritable prise en main de cette société cybernétique par un mouvement éclairé à la gauche de la gauche, mettant notamment en valeur le projet Cybersyn du gouvernement Allende dans les années 70 au Chili ou les efforts de Tsipras et de son gouvernement.

Transmediale-2015-Morozov-pasquinelli-rouvrayConférence All watched over by algorithms : Felix Stalder (modérateur), Matteo Pasquinelli, Antoinette Rouvroy et Evgeny Morozov.

« All_Play » , conférence

McKenzie Wark, l’auteur de Un Manifeste Hacker, Gamer Theory et du plus récent Molecular Red, theory for the Anthropocene, qui donnait la conférence de clôture, s’approche aussi des considérations précédentes. « All I want is full communism » nous dit-il avec l’humour situationniste qui le caractérise. Pour sa part il recontextualise la critique de la cyber-société dans la cadre de la théorie des systèmes, s’appuyant sur des jeux comme SimEarth (la planète Sim), un jeu de gestion de la planète « où l’on est assuré de perdre » selon Wark, dans la mesure où le paradigme de départ est biaisé. McKenzie Wark évoque la dynamique des systèmes dans l’âge « capitalocène », de l’immense excavation industrielle planétaire jusqu’aux édifices de métal et de verre de la classe des cosmocrates, comme dans un capitalisme à l’âge Dubaï, tel qu’évoqué dans le livre de Mike Davis. Il replace cela dans le contexte de l’anthropocentrisme de l’idée même d’Anthropocène, un âge géologique qui signe la sortie de l’Holocène (l’Holocène a démarré avec la fin de l’Âge de Glace et le début de la sédentarisation humaine), un âge largement étudié ces deux dernières années dans ce même bâtiment de HKW et que le Groupe de Travail mondial sur l’Anthropocène a récemment déclaré avoir démarré avec l’explosion de la première bombe atomique au Nouveau Mexique en 1945.

 

conf all_playConférence All_Play : McKenzie Wark et Ruth Paltrow (respondent)

Wark s’intéresse donc à cette vision « All Play » de la planète où les paradigmes du jeu sont de plus en plus impliqués dans le développement néo-libéral, et va chercher des réponses et anticipations chez des penseurs scientifiques quelque peu oubliés du vingtième siècle : Joseph Needham, le biologiste sinologue qui fut le premier directeur de la division science naturelle de la nouvelle UNESCO au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale ; John Desmond Bernal, le physicien communiste anglais qui dirigea le Conseil Mondial pour la Paix après Frédéric Joliot-Curie et durant les plus dures années de la Guerre Froide ; ou encore Alexandre Bogdanov, un des leaders de la révolution bolchevique, animateur du Proletkult, la section révolutionnaire des « artistes de gauche » et d’avant-garde en 1918. Bogdanov posera les bases de la « tectologie », une discipline qui voulait unifier les sciences physiques, biologiques et sociales et chercher les systèmes d’organisation correspondants, une théorie précurseur de la théorie des systèmes et d’une approche cybernétique « de gauche », que l’on retrouvera dans l’expérience Cybersyn du gouvernement Allende. Wark souligne le devoir de solidarité de l’entreprise scientifique (contre la vision individualiste de la « singularité »), des valeurs qui ont été défendues par bon nombre de scientifiques qui ont trop été négligées ces dernières années et qu’il faut restaurer. La science aurait vraiment pu évoluer différemment à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale, s’il n’y avait pas eu notamment la chasse aux sorcières du Maccarthysme. La Grande science a été un produit de la guerre et de la Guerre Froide, quand l’état est devenu le patron de la science, mais au prix de sa militarisation. Cette version de la science qui a donné naissance au nouveau modèle scientifique industrialisé que nous connaissons aujourd’hui. Wark insiste pour se trouver de nouveaux ancêtres et s’appuie sur l’idée que l’existence des classes sociales n’est pas essentiellement due à la distribution des droits de propriété, mais à la possession des différents niveaux d’expérience organisationnelle par les individus dans une société donnée. L’amélioration en matière de compétences d’organisation des « sans pouvoir » en général est ce qui doit rester à l’esprit de la classe hacker.

« On peut dégager deux théories ici. L’une est que la finance est une classe de rentiers qui extrait la rente à partir d’une position de monopole et qui est encline à des excès spéculatifs. L’autre est la thèse défendue notamment par Yann Moulier Boutang qui dit que, dans le monde sur-développé, les économies sont si coopératives et sociales que personne ne sait plus vraiment comment attribuer une valeur aux activités économiques. L’ensemble n’est donc qu’une sorte de jeu construit sur la confiance volontaire du crowd-sourcing, pariant sur la capacité de telle ou telle entreprise (ou tel ou tel état) à optimiser le non-travail coopératif et social des joueurs. Bref, celui qui chercherait à modéliser et expérimenter ce genre de chose trouverait dans les économies des jeux vidéo de parfaits laboratoires ! » nous dit Wark après son intervention.

Entre ces deux grands temps forts de discussion le festival aura conjugué le sujet sous les aspects du travail et de la vie privée, de la surveillance et de la frontière de plus en plus floue entre les temps de nos vies et l’intensification du rôle de la théorie des systèmes et de la théorie des jeux dans le management numérique personnel ou sociétal.