L’île Seguin, un îlot dans le vaste océan numérique : une hétérotopie ?, par Emmanuel Mahé

En discutant avec Nils Aziosmanof et Stéphanie Fraysse-Ripert – respectivement président et directrice du Cube (1) à Issy les Moulineaux – de leur projet d’investissement de l’île Seguin (2) à Boulogne-Billancourt pour y installer un festival et une nouvelle structure consacrée aux arts et aux usages numériques, il m’a semblé évident que l’île elle-même ne pouvait être résumée à la seule fonction de territoire dans lequel s’inscriront toutes ces futures pratiques. La réduire à un morceau du territoire urbain dont elle fait pourtant partie serait une erreur. Cette île est en effet l’acteur principal du projet global d’aménagement, et ne peut être résumée à sa seule superficie constructible. Un projet identique qui investirait une partie de la ville comme un quartier ou un arrondissement n’aurait pas la même force.

N’oublions pas que les îles (et leurs habitants) ont une force intrinsèquement liée à leur qualité d’insularité justement : le Japon, le Royaume Uni, l’Islande, Cuba… L’insularité n’est pas universelle mais elle est probablement une des conditions spécifiques à l’émergence de cultures diversifiées et différentes de celles issues des continents, voire parfois contradictoires, mais chacune possédant cette qualité d’être insulaire, c’est-à-dire à part. Par exemple, le Japon n’est pas tout à fait asiatique et le Royaume Uni n’est pas vraiment européen, et pourtant ce sont les pays les plus connectés au monde contemporain. Ces îles sont des lieux qui font ce monde contemporain nous englobant tous.

Les insulaires sont identitaires (et donc relativement fixes, ce qui est contraire à l’injonction numérique de la modulation) et ouverts aux mers et aux migrations (et donc modulants pas nécessité). Bien sûr, il est des îles comme Cuba qui sont dans un régime politique de fixité et non de modulation, mais elles sont pourtant elles aussi ouvertes aux cultures et aux flux migratoires (officiels ou pas). Sous les chapes de plomb (qu’elles soient politiques ou culturelles) fomentent toujours les modulations futures.

L’île Seguin n’est évidemment aucunement comparable sauf sur un point : c’est une île. Son insularité attire d’ailleurs depuis longtemps des projets ambitieux (industriels, urbanistiques, culturels) qui font à chaque fois l’objet de toutes les attentions politiques et médiatiques. Plusieurs projets de réhabilitation ont déjà suscité nombre de controverses. On se souvient par exemple du projet de Pinault d’y installer sa Fondation qui s’est finalement installée dans une sorte d’île inversée, Venise (3). Bien sûr, n’oublions pas que cette île est celle des anciennes usines Renault dites « de Billancourt ». Il y a donc sur cette petite île plusieurs strates condensées, historiques et actuelles. Strates artistiques aussi avec par exemple les « ciné-tracts » auxquels ont participé Godard et Fromanger. Tout un monde est déjà condensé sur cette ile.

Cette qualité de monde clos semble être opposée au numérique qui, « lui », s’infiltre partout et ne connaît pas de vraies frontières fixes. Cette différence entre l’enclosure insulaire et l’ouverture numérique n’est pourtant pas nécessairement contradictoire.

Il faut en effet des lieux clos, voire de réclusion, pour y condenser les usages du numérique, non pour lutter contre leur pervasivité (adulée par les uns et redoutée par les autres) en dressant de nouvelles barrières pour les contenir, mais au contraire pour souligner à la fois leurs présence topographique et réticulaire. L’île Seguin pourrait devenir un des nœuds localisable d’un réseau plus vaste, c’est-à-dire créer un intensificateur d’usages numériques (actuels et à venir) pour y développer des pratiques tout en les pensant, en les mettant sous tension.

Cette île pourrait être donc un peu une forme d’hétérotopie comme celles décrites par Foucault (4) : des lieux autres dans lesquels la société tout entière s’y retrouverait, tout en étant exclue. Les hétérotopies prennent des formes aussi diverses que des cimetières, des tapis ou des bateaux ; pourquoi pas une île dont la fonction serait d’y expérimenter les usages et les technologies numériques ? Non pas pour en faire un lieu clos sur lui-même, mais au contraire pour y circonscrire des enjeux globaux du numérique et les appréhender le temps d’expérimentations ou d’expositions publiques. En faire un lieu hyper-connecté mais non dilué, repérable, délimité dans un espace-temps qui n’est justement pas celui du numérique. En faire non pas un contre-lieu (ce serait une démarche trop académique) mais un lieu autre. Pas un lieu numérique ou numérisé (tous le deviennent) mais un lieu étrange dans lequel on est « plongé » dans le numérique tout en essayant simultanément d’en être extérieur. Parmi les six principes hétérotopiques décrits par Michel Foucault, certains points pourraient aider à faire exister l’île Seguin comme une hétérotopie créatrice. Quelques exemples: « Les hétérotopies supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables. » Plus loin : « L’hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes incompatibles. »

Pour décrire cette fonction hétérotopique de l’île Seguin, on serait alors tenté de céder à la métaphore (même s’il faut toujours se méfier des métaphores !) de l’île située dans un océan numérique mouvant et pas vraiment cartographiable : aucune visualisation ne peut vraiment « dessiner » ou rendre intelligible l’Internet dans sa globalité. C’est un océan mouvementé : « le numérique » dilue, bouleverse, transgresse, remet en question les frontières établies, fait muter les anciennes catégories, en crée de nouvelles.  C’est désormais un constat banal (trop banal et sans doute une doxa qu’il faut critiquer) que ce monde numérique existe comme une essence perturbatrice et la cause des transformations actuelles.

Ce nouveau « monde numérique » est désiré par les uns et redouté par les autres et ne peut être réduit aux seuls combats dualistes (Antoine Gallimard contre Google…). C’est d’ailleurs un problème car il est souvent débattu à travers des oppositions or (et c’est peut-être une autre doxa) ce numérique annihile les contradictions et met à mal la notion même de choix. C’est comme cela que la philosophie deleuzienne est entrée progressivement dans le discours non philosophique (même pas « pop » !) : le numérique est ouvert, sans limite et continu ; il supplante le « ou » (métaphore du sécable et de l’exclusif : « ou bien ceci ou cela ») pour être remplacé par le « et » (expression de la modulation perpétuelle propre aux réseaux numériques : « ceci et cela »). Il est alors simple de comparer cette étendue numérique modulante à celle d’un océan. Cette imagerie aquatique n’est d’ailleurs pas une nouveauté dans le domaine des télécommunications: on parle depuis longtemps des « flux télécom », du « surf sur Internet » et de « navigation ».

Si on imagine l’île Seguin comme un îlot dans le vaste océan numérique, on dira surtout que c’est juste une île,  qu’elle ne peut être réduite à une seule métaphore : elle possède cette qualité d’insularité qui lui permettra de questionner et de problématiser (je le souhaite !) un monde dont elle fait partie et pourtant dont elle sera un peu à part : un nouveau type d’hétérotopie. Et nous avons besoin de nouveaux espaces autres pour penser notre espace numérique !

L’île Seguin ne devrait pas être seulement hétérotopique, elle pourrait être le lieu d’une hétérotopologie que Foucault appelait des ses vœux : « Quant aux hétérotopies proprement dites, comment pourrait-on les décrire, quel sens ont-elles? On pourrait supposer, je ne dis pas une science parce que c’est un mot qui est trop galvaudé maintenant, mais une sorte de description systématique qui aurait pour objet, dans une société donnée, l’étude, l’analyse, la description, la  » lecture « , comme on aime à dire maintenant, de ces espaces différents, ces autres lieux, une espèce de contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons; cette description pourrait s’appeler l’hétérotopologie.  »

Depuis plus de vingt ans Florent et Nils Aziosmanoff et un peu plus récemment Stéphanie Fraysse-Ripert  et Carine Lemalet gardent un cap, dur à maintenir, celui de la création (et pas seulement de la créativité) dans le domaine du numérique. Le Cube  était déjà un espace spécifique dans lequel on savait qu’en y entrant, on se coupait de la réalité pour mieux y retourner après, armé de nouveaux percepts artistiques et parfois de concepts. Le projet de l’île (que nous décrirons plus en détail dans un prochain post) est un autre programme, dans la continuité du Cube mais sans en être pourtant une simple extension (Nils insiste sur ce point). Le geste architectural focalise probablement trop l’attention (Nouvel en est coutumier) et pourrait nous faire oublier la manière dont cette île sera habitée. (5)

Après les départs successifs des religieux, des fermiers, des tanneurs, des blanchisseuses puis finalement des ouvriers de Renault, cette île avait perdu ses « habitants ». Espérons qu’elle en trouvera de nouveaux, notamment ceux et celles qui sont, à leur manière et déjà depuis longtemps, des insulaires dans ce monde contemporain : artistes, philosophes, scientifiques… de futurs hétéropologues ? C’est une nécessité pour créer de nouvelles hétéropies dans ce monde atopique du numérique.

 

NOTES

(1)  www.lecube.com

(2) http://fr.wikipedia.org/wiki/Île_Seguin

(3) http://fr.wikipedia.org/wiki/Palazzo_Grassi

(4) Le concept d’hétérotopie a été très largement (et parfois presque abusivement) utilisé pour décrire par exemple les émergences de nouveaux lieux urbains ou de nouveaux réseaux comme l’Internet dans les années 1980-90. Comme tous les concepts de Foucault, il faut s’en servir comme d’un outil pour travailler sur notre réalité, il ne faut pas chercher à y appliquer une grille théorique préétablie mais plutôt s’en servir pour en inventer de nouvelles ! Je l’évoque ici de manière rapide, il faudrait écrire plusieurs texte plus aboutis, appréhendant de manière diversifiée cette notion d’hétérotopie afin d’examiner ce projet d’aménagement de l’île Seguin.

Réf. : Michel Foucault, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d’études architecturales, 14 mars 1967), in Architecture, Mouvement, Continuité, n°5, octobre 1984, pp. 46-49. Publié également dans Dits et écrits (Defert, 1994).

Texte en ligne ici : http://foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.fr.html

(5) http://www.urbanews.fr/2010/07/07/6011-nouvel-devoile-ses-plans-pour-lile-seguin/