The “temporal big crunch” (une vitesse infinie), par Emmanuel Mahé

Dans l’ouvrage “Vitesses Limites” et lors de la conférence à l’IMAL de Bruxelles  sur “la vitesse dans l’art et la science”, je pose cette hypothèse très simple (avec d’autres) : la vitesse est une invention. L’accélération en est une de ses manifestations les plus marquantes mais pas la seule puisque la décélération ou la “lenteur” sont aussi relatives à la notion de vitesse.  On parle ainsi des multiples effets que produit notre “société de la vitesse” ou “société de l’accélération” qui se manifesterait dans toutes les activités humaines : les transports, les télécommunications, les processus d’innovation, les rythmes sociaux…

Si c’est une invention, il est possible de dater sa naissance et donc d’imaginer sa disparition future. Par exemple, la notion de vitesse instantanée qui nous paraît si “naturelle” aujourd’hui (telle qu’elle est mentionnée sur le compteur d’une voiture par exemple) ne pourrait exister sans l’invention du calcul différentiel par Leibniz notamment,  à la fin du XVIIème siècle.

Mais alors deux questions se présentent à nous : si la vitesse est une construction historique, qu’est-ce qui la précédait et qu’est-ce qui la remplacera un jour ? Certaines pratiques artistiques et scientifiques ainsi que des expérimentations de design exploratoire nous donnent des occasions de penser et d’expérimenter le régime de vitesse spécifique dont nous et notre société semblont être pris.

Au delà des clichés (”tout va plus vite”, “la société s’emballe”, etc.), il est donc nécessaire de procéder à l’archéologie de la notion de vitesse et de ses pratiques pour enfin comprendre que même ses détracteurs les plus virulents  comme Paul Virilio (1) ou ses critiques plus sages comme Hartmut Rosa (2) contribuent eux aussi au maintien discursif du régime de vitesse en l’objectivant par leurs mesures, leurs analyses et leurs représentations.

Du piéton spatial au piéton temporel

En attendant, amusons-nous dans ce blog à brouiller les frontières entre la science et la fiction (vous m’accorderez qu’elles ont toujours été un peu poreuses) non point pour nous embrouiller l’esprit mais précisément pour débrouiller quelques fils de la trame fictionnelle de cette notion moderne de vitesse.

La plupart des historiens spécialisés dans la vitesse, comme Christophe Studeny (3), s’accordent généralement pour situer l’essor du phénomène d’accélération au XVIIIème siècle avec l’amélioration progressive des réseaux de transport (à pied, en calèche, à cheval…), notamment via la Poste, mais surtout lors de l’avènement du réseau des chemins de fer au XIXème siècle et de son cortège de réformes spatiotemporellles (notamment la standardisation des horaires et la synchronisation temporelle : les horloges des gares et les montres goussets des voyageurs se mettent à battre au même tempo).

(visuel a)

(visuel b)

Il fallait par exemple 359 heures pour aller de Paris à Marseille en 1650,  184 heures en 1742, 112 heures en 1814, 80 heures en 1834, 13 heures en 1887… et  aujourd’hui seulement 3 heures.

Je vous propose un petit exercice d’imagination pour extrapoler cette courbe d’accélération. C’est évidemment une fiction mais elle participe pourtant de la représentation linéaire progressiste qui détermine les chiffres mentionnés ci-dessus : en 2025 le parcours entre Paris et Marseille sera de 0,5 heures et en 2085… de quelques nanosecondes. Il faudra attendre 2103 pour atteindre 0 heure, l’instantanéité, c’est-à-dire la téléportation. La notion d’espace changera donc, elle aussi.

(visuel c)
Continuons : en 2104 (on pourra d’ailleurs noter une accélération phénoménale de l’innovation à cette période) : moins 0,5 heure, puis en 2120 : moins 30 ans. Un nouveau réseau s’organisera sous la forme non pas d’un réseau justement mais sans doute sous la forme d’une accumulation infinie de plans temporels se coupant les uns les autres (inimaginable pour nous autres terriens de 2010). Revenons maintenant à la réalité historique un instant…

L’information circulait déjà à 300Km/h à la fin du XVIIIème siècle

On peut faire le même exercice d’imagination pour les télécommunications. La vitesse de la transmission d’une information simple (par exemple un ordre militaire) à la fin du XVIIIème siècle vous surprendra : avec le  télégraphe optique des frères Chappe, une information codée en signaux lumineux pouvait être transmise (de Paris à Lille par exemple) à la vitesse de 300Km/h. Aujourd’hui, cette transmission est proche de l’instantanéité  avec notamment les réseaux de télécommunication et de l’Internet, tout en se rappelant que la vitesse ne peut excéder celle de son “vecteur” : l’électricité. On a coutume de penser que la vitesse de l’électricité est quasiment instantanée alors qu’elle a une limite (273.000 km/s dans un fil de cuivre), sans compter les délais de traitements des signaux (codages / encodages / routeurs / serveurs…) ; ou, devrais-je dire, “la vitesse d’information de l’électricité” car les électrons (la “vitesse de charge”), eux, ne se déplacent en réalité que de quelques dizaines centimètres par heure…. (ceci est une information scientifique de la physique classique).

Les opérateurs de mobilité temporelle ou la fin du moi

Si on devait faire là aussi un peu de “théorie fiction”, on pourrait imaginer accélérer de manière plus forte encore la vitesse de transmission de données, de telle sorte qu’on approcherait du zéro temporel absolu  : une sorte de “big crunch” temporel. Dans un autre article paru dans Technology Review (4), j’évoquais un scénario dans lequel apparaissent de futurs opérateurs de mobilités temporelles. Ce qui signifierait que passer une certaine “quantité de vitesse” un changement qualitatif s’opèrerait dans la manière de se représenter le temps et l’espace (pas seulement leurs relations : la remise en question de leur supposée “essence”). Il n s’agit pas simplement de l’expérience des deux jumeaux vieillissant chacun différemment selon leur vitesses relatives (l’un statique et l’autre voyageant à une allure quasi luminique), car si leurs temporalités diffèrent, le temps, lui, ne change pas et leur est toujours commun. Le changement qualitatif que j’imagine ici relève d’un changement de temps, et non pas simplement de temporalité.

Un jour peut-être, nous ne prendrons donc plus le TGV pour aller à Marseille en trois heures pour boire un pastis mais utiliserons notre propre corps comme vaisseau temporel pour aller boire une cervoise à Massilia avec nos double temporels (innombrables). Nous nous apercevrons alors, à travers la foule qui nous constituera, que notre corps indivisible avec son esprit unique est lui aussi une invention dont on aura pu dater sa naissance et sa mort (une durée de “vie” probable de deux ou trois siècles à peine). La fin de la vitesse arriverait lorsqu’elle atteindra son plein régime et s’effacera d’elle même (par le biais de sa propre efficience) diluant par là même ses attributs relatifs spatio-temporels, emportant également la figure humaine telle que nous la connaissons. La fin d’un monde. La fin d’un mode de subjectivation et d’objectivation. La fin du moi.

(Visuel d)

Pour revenir à des perspectives théoriques moins fictionnelles (quoique…), je vous invite à lire les ouvrages cités dans la sélection bibliographique après les notes ci-dessous. Ils abordent la vitesse de manières différentes par la sociologie, la philosophie, l’histoire et les sciences physiques.

A bientôt en 2103 (ici même).

Notes :

(1) On ne présente plus Virilio et c’est dommage car on l’enferme trop souvent dans la caricature d’un technophobe pessimiste qu’il n’est pas. Je me souviens d’une de ses conférences à Linz à Ars Electronica dans lequel il critiquait les outils de communication à distance…. en s’exprimant lui-même par visioconférence! N’y voyez aucune contradiction : Virilio est un théoricien-praticien de la vitesse.

(2) Le sociologue allemand Hartmut Rosa a publié une très remarquée critique de la “société d’accélération”. Il propose notamment de poser les fondements (inexistants à ce jour) de la prise en compte de la temporalité en sociologie. Je le range ici dans les critiques modérés mais cela ne lui enlève en rien la puissance de son exposé : un diagnostic des effets de l’accélération dans tous les domaines de la société. Mais en formulant une critique, il contribue à faire exister cette notion de vitesse (ou d’accélération) en sociologie. On peut même imaginer qu’il “essentialise” l’accélération, même s’il ne cesse de la contextualiser, de montrer qu’elle est une construction historique et sociale (je peux m’en expliquer plus précisément, je le ferai dans un prochain article).

(3) Lire l’excellent livre de l’historien de Christophe Studeny (cf bibilographie plus bas), docteur en Histoire et agrégé en éducation physique. Cette double formation n’étonnera pas celui qui lira son ouvrage car la dimension physique (et sensorielle) est présente dans la manière dont il qualifie le rapport du corps au territoire.  A noter que l’invention de la vitesse dont il parle passe avant tout par la notion de l’accélération du transport. Il n’évoque pas l’invention de l’énoncé-vitesse, mais aborde davantage la manière dont progressivement (au début lentement puis de plus en plus rapidement) les hommes et les marchandises circulent en France depuis le XVIIème siècle. Un extrait de son livre :

La vitesse nouvelle [vers 1840] heurte. Désiré Nisard, après un voyage entre Bruxelles et Malines, s’étonne du déroulement de la perspective visuelle : “En cinq minutes ce qui était à l’horizon devient le point central d’un autre horizon.” Cette fuite provoque un effondrement de perspective, une angoisse, telle Jeanne, l’héroïne de Maupassant, qui regarde “passer les campagnes, les arbres, les fermes, les villages, effrayée de cette vitesse, se sentant prise dans une vie nouvelle, emportée dans un monde qui n’était plus le sien, celui de sa tranquille jeunesse et de sa vie monotone”. (C. Studeny, page 234, réf. bibilo plus bas)

(4) Emmanuel MAHE, “Les opérateurs de mobilité temporelle”, in : No(s) Futur(s), Technology Review, numéro spécial, mai 2008.

Visuels :

a. Ne vous fiez pas au apparence, ce train à vapeur est contemporain : le Rovos surnommé ” The pride of Africa ” (source : http://mamatus.centerblog.net)

b. Train taïwanais (source : jdd.fr)

c. Deux héros de Star Trek dans les médias le 4 mars 1967.

d. Illustration extraite de la revue Science.