Sur la lune avec Alissa, on est bien (ou pourquoi Second Life et Facebook devraient y aller eux aussi ?)

 

alissa.1270463816

 

Agnès de Cayeux, artiste (1), nous a invités mercredi soir à venir rencontrer Alissa, un “avatar persistant” pour sa première apparition dans l’espace virtuel du Jeu de Paume. (2)

Agnès nous dit : “Alissa balbutie, c’est un bot, une figure féminine autonome, persistante. Elle se téléporte d’une île à l’autre depuis second life. L’avatar à la caméra la suit, l’observe. Chacun d’entre-nous pourra discuter avec elle, elle s’instruira de ces rencontres à venir pendant quelques mois.”

 

Concrètement, Alissa est donc un avatar dialoguant avec vous. Elle peut même dialoguer avec 600 personnes simultanément (et individuellement). Les réponses d’Alissa sont automatisées et, peu à peu, elle “apprendra” à dialoguer en puisant dans tous les dialogues préexistants archivés (et auxquels on peu accéder via le site web). La puissance qui se cache derrière cette automatisation n’est pas celle d’un programme informatique, c’est celle de l’artiste humaine qui, jour après jour, nourrit la base de données (une matrice) de mots et de phrases dans laquelle vient puiser le « bot ». Cette écriture est le résultat de la lecture des dialogues archivés (dialogues entre les internautes et Alissa) mais aussi ceux de romans ou de films qui ont impressionné Agnès de Cayeux (elle a cité à de nombreuses reprises le magnifique roman « L’invention de Morel »). Il en résulte un dialogue poétique, souvent déroutant, entre un humain (par le biais de son avatar) et un bot. Mais c’est un dialogue un peu spécial puisqu’il s’agit de deux monologues se répondant (un peu comme dans la vie de tous les jours, non ?).

 

Le premier dialogue auquel le public du Jeu de Paume a pu assister est celui qu’elle a nourri avec Miladus, l’avatar de l’historien des religions Milad Doueihi. Miladus est comme une “coquille creuse” comme le définit son créateur humain : il a besoin des autres pour exister, il prend son sens dans l’interaction et dans les apports de contenus qui viennent le nourrir. Pris dans ce sens, la plupart des internautes du web2.0 sont des Miladus! Cette passivité est aussi une forme d’activité, elle est d’ailleurs une des principales forces de toute existence humaine. Alissa par contre est un avatar “plein” comme le précisent Agnès et Milad : elle est “autonome”, pleine de contenus qui la fondent, pleine comme une lune. Elle correspond à la figure des internautes dits “actifs” (et pas seulement contemplateurs ou butineurs) car elle contient des signes déjà là et qui viennent s’archiver au fur et à mesure de sa “vie”. Mais dans cette expérience, point de web2.0 ni même de web3.0 mais davantage un web un peu lunaire : à la fois présent et futur, visible maintenant mas encore inatteignable. C’est d’ailleurs sur une lune de 2ND life que se déroulaient les dialogues en temps réel.

 

Mais ce « temps réel » ne correspond pas à la formule “ici et maintenant” puisque l’interaction se situe sur une lune et en 2066 selon l’artiste. C’est donc un temps réel un peu distordu : “ailleurs et plus tard”.

 

Agnès de Cayeux nous dit également qu’il n’y a donc “pas de programme super puissant se cachant derrière l’avatar” (à l’instar de l’intelligence artificielle). Elle nous dit aussi qu’il ne s’agit pas d’une “performance”, ni de la présentation d’un résultat. Ces trois négations (ni un programme, ni une performance, ni un résultat) aboutit pourtant à la formulation d’une double proposition positive : 1) l’affirmation d’une “vie” (celle d’Alissa née ce printemps et qui périra en novembre 2010 lorsque l’expérience prendra fin) ; et 2) l’affirmation d’un progrès positiviste (qu’on peut redouter!) : ce travail artistique anticipe peut-être en effet l’évolution d’un futur réseau dans lequel toutes les données de la vie y seront intégrées. Nous assistons donc à l’émergence balbutiante d’Alissa, son enfance, et dans le même temps nous participons tous à la première phase d’un déploiement d’un futur réseau puissant annoncé par l’artiste, un peu à l’image, selon Agnès, du projet « Project Natal » de Microsoft, de telle sorte que nous n’en serions qu’à sa préhistoire.

 

Un double décalage correspond à ce positionnement artistique : un décalage qui prend à contre-pied les démarches « high tech » (pas de programme super puissant mais « simplement » une artiste en train d’écrire 2 à 10 heures par jour pour nourrir Alissa) et un décalage temporel en nous projetant dans un avenir dont les signes avant-coureurs (qui ne sont pas encore des « signaux faibles ») sont bien pâles si on les compare à la future lumière aveuglante qu’ils annoncent : une « lumière » technologique et humaine propre au XXIème siècle dont il reste à ce jour encore 89,8%  de surprises en réserve.

 

A l’instar des avatars ou des internautes « venus du futur » qui abondent en ce moment sur le web (avatars de vrais humains qui viendraient du futur pour nous renseigner sur l’avenir déjà tracé à l’avance puisqu’ils nous le racontent), Alissa est un avatar non humain de 2066 mais qui vit réellement aujourd’hui, avec toute l’imprédictibilité qui caractérise la vie!

 Profitez-en, d’autant plus que cette expérience contient une autre nouveauté (qui devrait intéresser 2nd Life, Dofus et tous les autres opérateurs de mondes virtuels) : vous pouvez y accéder sans créer d’avatars (et donc se dispenser de s’inscrire sur 2nd Life) puisqu’Agnès de Cayeux vous permet de vous y connecter via une « webcam » virtuelle à laquelle vous vous connectez très facilement. Cette petite innovation inaugure peut-être elle aussi d’une autre évolution du web à court terme cette fois-ci : l’interconnexion simplifiée entre les mondes virtuels (aujourd’hui un peu clos même s’ils possèdent leurs propres infinis) et les réseaux sociaux (tout aussi clos) : les artistes sont aussi un peu comme des taupes, ils (elle ici en l’occurrence) creusent des galeries souterraines imprévisibles et sans contrôle. Ce sont eux aussi des créateurs de réseaux, de contre-réseaux. Alissa est peut-être hétérotopique (3), non ?

 

NOTES :

(1) Le site de l’artiste : http://www.agnesdecayeux.fr/

(2) Informations pratiques :

« Alissa, discussion avec Miladus, Elon/120/211/501 ». Création d’un avatar persistant – Agnès de Cayeux – avec la collaboration de Milad Doueihi Commissaire : Marta Ponsa en collaboration avec l’artiste.
Développement : Estelle Senay
Modélisation des avatars : Faustine Imako co-production Jeu de Paume, partenariat technologique x-réseau avec le soutien du DICRéAM, Ministère de la Culture et de la Communication.

Pour dialoguer avec Melissa : http://www.jeudepaume.org/

 

(3) Une hétérotopie est un « espace autre » tel que Michel Foucault l’a défini lors d’une célèbre conférence. La puissance de ce concept en fait aussi sa faiblesse puisque beaucoup d’entre nous définissons le web comme une hétérotopie, mais est-ce vraiment le cas ? Ne serait-ce justement pas le contraire d’une hétérotopie ? Le mieux est que vous lisiez Foucault dans le texte pour vous en faire une idée : http://www.foucault.info/documents/heteroTopia/foucault.heteroTopia.fr.html

Je vous conseille également de lire le texte de Daniel Defert qui retrace l’histoire de ce texte : Michel Foucault, Les Hétérotopies – Le Corps Utopique, Editions Lignes, Paris, 19 juin 2009, 64 p.