Médias praticables. La création interactive à l’épreuve du public, Journée d’étude pluridisciplinaire – Arts, Informatique, Sociologie, Communication par Emmanuel Mahé

valeurs_croisees_web.1266525745.jpg

Jeudi 21 janvier 2010, 8h30-17h30 – MESHS, Espace Baïetto  Dans le cadre du programme ANR-08-CREA-063 : « PRATICABLES. Dispositifs artistiques, les mises en œuvre du spectateur

« Médias praticables ». C’est le nom de cette journée multidisciplinaire organisée à la Maison Européenne des Sciences de l’Homme qui s’est tenue le 21 janvier dernier à Lille. Nous y avons parlé non pas de spectateurs ou d’auditeurs mais de « pratiquants » et de « musiquants », car, en effet, les œuvres se pratiquent par les médias qu’elles mettent en œuvre (et vice versa !).

L’objectif de cette journée, selon son organisateur Jean-Paul Fourmentraux, était double : « d’une part, en prenant comme laboratoire une série de projets de recherche et de création artistique, il s’agissait d’observer les transformations médiatiques qui y sont à l’œuvre ; d’autre part, une place centrale a été faite à l’examen des nouvelles relations médiatiques qui redéfinissent les contours des dispositifs et des pratiques artistiques contemporaines. »

Pour ma part, j’y ai parlé de « spectateur dividuel », avec cette simple hypothèse : nous ne serions plus des individus (uniques et indivisibles) mais nous devenons des « dividus » (des banques de données, avec des identités éclatées). J’ai repris cette notion de Gilles Deleuze et j’ai essayé de montré que l’art et le design exploratoire d’aujourd’hui nous font ressentir cette « dividualité » naissante, avec la figure intermédiaire du « multividu » (nous sommes de plus en plus hyperconnectés mais nous avons aussi des identités multiples au bureau, la nuit, sur les réseaux sociaux, dans les mondes virtuels et réels).

Plusieurs conférences se sont donc tenues pendant cette journée très interactive (tout le programme ici : http://www.meshs.fr/page.php?r=24&id=731〈=fr), j’ai notamment apprécié celles-ci :

Francis Chateauraynaud, sociologue à l’EHESS Paris (GSPR) a inauguré ce séminaire en nous présentant les performances critiques à l’ère du numérique en insistant sur la portée politique de la mise en réseau de nouveaux ressorts critiques, en examinant par exemple les pétitions en ligne et la manière dont elles se normalisent. Son exposé était très clair comme à son habitude (allez l’entendre parler des « controverses » sur Youtube) et il a, dès le départ, donné une sorte de cap critique au séminaire. Il a par ailleurs participé à tous les débats de la journée en écoutant chacun des conférenciers, c’est un fait suffisamment rare pour le souligner.

Antoine Hennion, sociologue au Centre de l’Innovation de l’Ecole des Mines de Paris, praticien de la théorie des acteurs-réseaux (une théorie inventée par Bruno Latour et Michel Callon, très suivie aux Etats-Unis et au Canada), a pour sa part présenté une surprenante conférence intitulée « Lire, jouer, interpréter, improviser. Pratiquer la musique, ou la faire agir ? » en prenant comme exemple la manière dont le spectateur-auditeur peut être emporté quasiment physiquement dans l’exercice improvisé d’un joueur de jazz.. Il a donc continué à exercer une pensée critique, initiée par son prédécesseur, mais de manière totalement inversée ! Il nous a parlé de jazz et de musique classique, de promenades improvisées dans les villes, alors que la journée portait à prendre comme exemple des œuvres numériques et interactives. J’ai beaucoup apprécié cet exercice de retourner la demande, un peu comme un braconneur, braconneur pourtant perçu par le public comme un théoricien académique (me semble-t-il !) car son exposé prenait des exemples et des théories qui devait lui sembler un peu anciennes : parler de Jazz, de quartet et de Michel de Certeau, quelle idée…. salvatrice !

Une autre conférence m’a particulièrement intéressée, celle de l’artiste Samuel Bianchini (http://dispotheque.org/). Rien d’étonnant pour ceux qui me connaissent car Samuel est un artiste avec lequel j’ai travaillé dans le cadre de la R&D des Orange Labs, pour la Biennale d’art contemporain de Rennes (bientôt un texte sur le sujet !). Mais quel plaisir de l’entendre ! Il réussit à faire passer l’expérience des « pratiquants » (les spectacteurs de ses installations) en montrant des vidéos d’exposition (intérieures ou extérieures), c’est assez rare car nombre de colloques sur l’interactivité sont d’un ennui incroyable car rien de moins interactif qu’une présentation sur l’interactivité. Il a notamment présenté une réalisation que je trouve vraiment intéressante car elle déplace le champ de la recherche vers celui… de la fête ! En effet, pour le festival « Next » organisé à Valencienne, il a détourné des systèmes de vidéosurveillance dotés de reconnaissance de formes et a créé un espace à la fois visuel et interactif dans lequel s’est tenue une vraie fête, avec un lien vers facebook (chacun des participants étant répéré, « traqué », et visualisable sur facebook). Cette installation nommé « Discontrol Party» (http://www.myspace.com/discontrolparty) est bien entendu un jeu (un peu pervers) autour de la notion de contrôle. Mais ce que je trouve remarquable c’est le fait de déplacer le débat théorique (celui de la recherche) d’un endroit supposément légitime (le colloque, le séminaire universitaire…) à celui d’un lieu de vie qui, d’apparence, n’a rien à voir avec la théorie : une soirée festive. Avec Samuel Bianchini, le « gai savoir » (en détournant la formule de Nietzsche) reprend vie de manière inattendue : la théorie c’est aussi une pratique ! Vivre le discontrol en dansant, c’est aussi une manière de penser avec son corps les nouvelles évolutions fascinantes (et terrifiantes) des nouvelles technologies de contrôle.