Les pratiqueurs de nuages contemporains

Le brouillard réagit constamment à son propre environnement, le révélant ou le dissimulant. Le brouillard rend invisibles les choses visibles et visibles les choses invisibles comme le vent.” Fujiko Nakaya, 1978 (1)

Fujiko Nakaya, Ars Electronica 2011

Anticipé dès les années 1990, le basculement de IPV4 (Internet Protocol  Version 4) vers l’IPV6 a débuté en 2008. Lent mais essentiel, ce transfert technologique d’une des couches structurelles de l’Internet devrait permettre notamment d’éviter la saturation actuelle des adresses IP, opération indispensable à la poursuite de la croissance des usages humains du web mais aussi pour favoriser les échanges entre les machines (Machine to Machine ou Internet des objets). Il ne s’agit donc pas d’une simple adaptation à des besoins de connexions exponentiels mais l’indice d’une emprise nouvelle et mutuelle entre des usages et des objets de la vie de tous les jours. Ces dispositifs numériques réticulaires encouragent une reconfiguration profonde de nos anciennes grilles (toujours actuelles car elles résistent pour perdurer).

La césure entre usages non numériques et usages numériques était encore pertinente au début des années 2000, elle est de plus en plus floue. Ce « brouillage » ne doit pas être compris comme un problème en soi mais davantage comme un des signes (ou plus exactement une des actualisations possibles) de nos sociétés contemporaines. Le brouillage sous toutes ses formes est une des formes de l’esthétique informationnelle actuelle, comme le cryptage par exemple.

Comment s’opèrent ces différents modes de brouillage et quelles en sont leurs conditions d’apparition ? La remise en question des limites et des frontières est bien sûr un thème ancien dans l’art. Il a repris ici une dimension nouvelle, comme si certains artistes accentuaient ce brouillage, lui donnant une forme en soi parfois même dans son sens le plus littéral et analogique du terme. C’est le cas par exemple des artistes créant de véritables brouillards artificiels. Ces différents dispositifs ont le point commun de troubler la perception directe en plongeant les humains, les objets ou les architectures dans une forme amorphe envahissante. Le visiteur est invité à entrer dans une zone laiteuse dans lequel il perd ses repères habituels.

Le nuage, notamment ses différents modes de représentations, est un sujet classique traité depuis longtemps par les théoriciens et les historiens d’art (2). Dans les installations contemporaines, il ne s’agit plus de représenter un nuage avec des symboliques préétablies mais de créer des situations troublées, jouant sur les modes disparition – apparition, visiblité – invisibilité : ces nuages ne sont en effet plus re-présentés mais présentés sous leur forme physique réelle. Un peu comme si les artistes avaient décrochés les nuages de leur ciel pour les poser sur le sol.

"Nuage"d'une antenne-relais, Marie Ingeborg Thomas Dehs

Cette descente des nuages sur terre participe au brouillage que j’évoquais plus haut, dans le sens où le haut et le bas se confondent. C’est aussi une métaphore de dispositifs techniques comme par exemple le cloud computing ou des dispositifs de visualisation de données comme le nuages de mots : le nuage devient la forme archétypale de notre environnement technologique pervasif et de nos usages fluctuants.

Nuage de mots, Isabelle Bonté

Si les (vrais) nuages sont bien visibles, ils sont cependant intangibles car on ne peut les toucher, même ceux qui se sont « posés » sur notre sol par le biais de l’art. L’intangibilité est aussi une des caractéristiques de nos techniques de télécommunication présentes autour de nous. Si on pouvait voir les ondes de nos relais téléphoniques et de nos différentes bornes wifi, on s’apercevrait qu’elles sont un peu comme des nuages. Mais ce sont des nuages invisibles. Ingeborg Marie et Dehs Thomas, jeunes designers, ont dessiné ces formes ondulatoires, renouant ainsi avec le travail pictural classique. Mais à la différence de leurs aînés baroques, romantiques ou même surréalistes, les nuages qu’ils dessinent sont des nuages opératoires dans le monde réel. Artistes et designers (ou du moins certains) nous montrent ainsi que les nuages, en descendant sur terre, sont devenus des actants de notre monde contemporain. Ils n’appartiennent plus aux seuls cieux, paradis ou aux rêves, mondes séparés de celui du quotidien humain dans l’ancien  monde. Dans cette descente aux enfers (dans le sens étymologique, infra), ils ont entraîné dans leur « chute » des rêves et des fantasmes autrefois irréalisables comme par exemple l’ubiquité et la téléprésence. Dans la peinture baroque, les nuages sont les médiateurs symboliques entre le ciel et la terre. Dans notre société contemporaine,(baroque elle aussi mais autrement) les nuages sont des actants réels : des vecteurs de rencontres hasardeuses, des mises en lien de choses et de mots qui autrefois vivaient séparément.

Les artistes comme par exemple Fujiko Nakaya, nous donnent à voir mais aussi à expérimenter des situations nuageuses : nous devenons des pratiqueurs de nuages (3). A contrario de leurs frères industriels et militaires (j’aurais pu parler des nuages nucléaires), ces nuages artistiques introduisent dans notre quotidien de la poésie. Doux en apparence, ouateux et enveloppants, ces brumes et brouillards artificiels sont également durs car ils font écho aux nuages d’acier (les fermes de serveurs des cloud computing).

Les brouillards artificiels d'Antony Gormley "Blind Light"

Ces deux types de nuages contemporains (les doux et les durs) sont les deux faces d’un même monde en mutation qui brouille et reconfigure l’ancien, un peu comme les deux visages des sculptures de Takashi Murakami (4). On peut se sentir un peu perdu dans cette nouvelle configuration : un peu comme dans un nuage d’Antony Gormley ou de Céleste Boursier-Mougenot. On marche à tâtons sans savoir exactement sur qui on va tomber et où l’on va. Ce qui peut être plaisant, ou pas.

Jean-Marie et Jason sont deux types différents de pratiqueurs du brouillard de Céleste Boursier-Magenot

Notes :

(1) Une monographie sur cette artiste japonaise : http://www.lespressesdureel.com/auteur.php?id=683

(2) Citons notamment le livre d’ Hubert Damisch : Théorie du nuage, pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972, 327 pages.

(3) La notion de pratiqueur est nouvelle dans le champ de l’art, cf mon article sur le sujet : Emmanuel Mahé, « Les pratiqueurs », in : L’Ère post-média Humanités digitales et Cultures numériques, ouvrage collectif, dir. J.-P. Fourmentraux (avec les contributions de Samuel Bianchini, Francis Chateauraynaud, Viviane Folcher, Jean-Paul Fourmentraux, Antoine Hennion, Patricia Laudati, Emmanuel Mahé, Jacques Perriault, Vincent Tiffon, Tomaso Venturini, Moustapha Zouinar, Anne Bationo), Editions Hermann, Coll. Cultures Numériques, Paris juin 2012.

L’article est aussi en ligne sur notre site Décalab : Publications. 

(4) Feuilleton Murakami :

http://www.decalab.fr/?cat=14