Le designer, l’artiste et le chercheur / EPISODE 2 : DESORDONNER [SUD] (épisode 2 / 7), par Emmanuel Mahé

Cet épisode (le plus court des 7) présente le 2nd point cardinal de cette première partie. A chacun des quatre points cardinaux correspond une singularité partagée par les créateurs en art, design et recherche. Pour mémo, ce texte est issu d’un article paru dans les « Ateliers de la Recherche en Design ».

 

La reconfiguration est souvent « défigurante », elle désordonne (dans tous les sens, y compris celui de contrarier l’ordre d’une demande) : dans le cadre d’une recherche, on ne répond jamais directement à la première interrogation posée par une commande quelconque, on se doit même d’y répondre de biais, jamais de manière orthogonale, de telle sorte qu’on passe d’une figure (souvent figée) à une autre (encore peu stabilisée). Mais les marges d’une première demande, celle qui s’incarne dans un sujet, un objet ou dans un thème à traiter, sont définies par la demande elle-même : on n’échappe pas à la règle en se limitant à l’enfreindre, on ne la contourne jamais sans y rester au moins un peu soumis, même depuis son extériorité normative. La création de nouveaux problèmes se déploie par conséquent dans un autre type d’espace que celui qui est censé être traité par une demande initiale. C’est de cette extériorité-là (un dehors) que se produisent les grandes inventions. Jamais depuis l’intérieur. Et les designers, les artistes et les chercheurs inventent toujours de nouvelles issues de secours. Mais à peine les ont-ils ouvertes que s’y engouffrent souvent les vents violents de la pression dominante. Il faut donc ménager des sas, des lieux intermédiaires, des espaces autres pour préserver, au moins le temps de la création (y compris le temps d’exposition, un climat propice à la singularité, avec sa pression propre qui peut être plus haute ou plus basse que la pression ambiante).

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Si les artistes, les designers et les chercheurs s’emploient à créer des problèmes, dans le même temps, de nouveaux types de management de l’innovation vont générer sciemment, eux aussi, des problèmes par un désordre souhaité à l’avance : mais ce désordre managérial, aussitôt né, apparaît d’emblée comme un type d’ordre (l’injonction d’une certain type de désordre, relatif et formaté a priori). Le propre de la création en design, en art et dans la recherche scientifique, n’est pas de chercher à ordonner par le désordre, mais de désordonner systémiquement les ordres préétablis. Rien d’idéologique dans cette approche, il s’agit en réalité d’un désordre créateur, d’un chaos-tool avec sa météo imprédictible. Dans un cas, le désordre ordonné par le haut et vertical est un moyen organisationnel (même s’il prétend le renverser), et dans l’autre cas, l’ordre désordonné (diagonalement, si nous poursuivons la métaphore géométrique) est une finalité en soi parce que ce dernier peut se satisfaire du résultat immanent, produit par la situation même. Il est toujours désorganisateur dans le sens où, pour s’inventer par exemple un nouveau corps (et donc de nouvelles pratiques et de nouveaux outils), on doit se défaire de la notion même d’organe, c’est-à-dire de la représentation qu’on se fait d’un organisme (1). Dans ce cas, le problème ou la problématisation (imprédictible a priori) est déjà une solution, ce n’est pas seulement une méthode, un outil ou un moyen, c’est un résultat, un peu comme en mathématique où un type d’équation ou d’algorithme peut parfois être considéré comme un résultat en soi quelque soit le calcul final qui dépendra aussi des nombres et des qualités que vous y intégrez : l’intérêt dans une recherche ne se limite pas au calcul (résultat final) mais au mode de calcul et au paradigme dont il dépend, et, pour les plus créateurs, aux grands systèmes de pensée dans lequel il s’épanouit à un moment et dans un espace donnés.

Le management par la créativité du désordre est donc souvent trop formaté à l’avance (il formalise et organise), tandis que la création en design, en art et en science est quelque chose qui est du registre de l’amorphe, même si des méthodes contraignantes existent et même si paradoxalement on la situe souvent du côté de la forme (« créations formelles ») : la problématisation dissout toujours, pour partie ou en intégralité, les termes de la première interrogation en les transformant pour arriver à formuler de nouvelles questions, c’est-à-dire faire émerger de futures nouvelles formes, de nouvelles visibilités ou de nouveaux énoncés. Finalement, la création de formes est secondaire (même si elle est nécessaire et essentielle), mais elle n’est pas non plus la résultante d’une combinaison de forces primaires, elle est d’abord un composé de rapports de forces, pour paraphraser Gilles Deleuze.

Donc, les questions propres à ce type de processus d’innovation sont : comment laisser le champ possible à de l’imprédictibilité dans un processus de travail ?, comment faire travailler ensemble des types de désordres différents?, comment transférer les recherches et les résultats au-delà leur propre horizon de production ? Laissons, pour le moment, ces questions sans réponse car, pour y répondre au moins partiellement, il faut revenir sur deux données concrètes (qui sont en fait deux variables abstraites avec des effets concrets) : la question des temporalités et des espaces, des durées et des lieux.
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Episode à suivre : 3. Délinéariser [Nord]
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NOTE :

(1) Je fais allusion ici, en le détournant, au concept de « corps sans organe » créé par Gille Deleuze et Félix Guattari dans les ouvrages L’anti-Œdipe et Mille Plateaux.