« Capture All » Retour sur Transmediale 2015 avant de lire l’édition 2016…article 3, la vie numérique

Vie numérique

Capture All_Life, conférence

La conférence introductive sur le thème de la vie numérique a été livrée par Byung-Chul Han, professeur de philosophie et d’études culturelles à l’Universität der Künste de Berlin. Il a exploré le concept de transparence comme un effet des objets électroniques, une sorte « d’enfer du même », où l’on est amené à de plus en plus chercher des moyens de ne pas se laisser distraire par le numérique, avec des outils tels que la freedom app. Han pointe un « Dataism » obsessionnel provoqué par le début de l’auto-quantification (moi quantifié), ou de l’auto-optimisation, où une perte de graisse superflue est entraînée par la création de données. Cela crée une nouvelle maladie, une sorte d’obésité informationnelle, une accumulation permanente et obscène d’excès d’information.

Han introduit le concept de la transparence comme un nouveau paradigme provoqué par la dystopie numérique naissante dans laquelle nous vivons. La transparence, avec son image positive, transforme le monde en un panoptique. Ce changement de paradigme affecte notre perception de ce qu’est la vie, la réalité et notre corps. Il appelle cela une deuxième période des Lumières, où les vieux cieux étoilés de Kant sont devenus nos écrans, et où la loi morale devient le contrôle informationnel. Toute forme de transcendance devient transparence et la communication est considérée dans toute son éminence et sa permanence.

La transparence est pour Han un dispositif du contrôle néo-libéral, où l’imminence est un obstacle, les secrets sont un obstacle, les seuils sont des obstacles. La transparence est la maxime d’un Nouvel Ordre Numérique. Pour développer cela Han prend l’exemple de la culture hydroponique, un exemple de système transparent. Les cultures hydroponiques sont des systèmes fermés, les besoins exacts de lumière et de nutriments sont quantifiés, l’eau ne sert que de véhicule et de support, une agriculture sans terrain. Ces systèmes sont plus optimaux que la Terre elle-même. La Terre n’est plus nécessaire, elle est simplement réduite à un système transparent, un espace d’asepsie d’efficacité pure.

Han explique comment les statistiques ont provoqué les premières Lumières, où le comptage remplaçait les mythes. Mais les statistiques seules ne suffisent pas, alors associées aux Big Data, elles deviennent une forme de règle de discipline, une forme de psycho-politique. C’est un tout nouveau type de pouvoir, que ne pouvait prédire Michel Foucault, où la règle et la liberté sont une seule et même chose. Nous nous dirigeons vers une société axée sur la performance, où nous sommes subjugués, mais ignorons que nous le sommes. Celui qui nous dicte la règle est intelligent, sympathique, il nous excite, est non-répressif et séduisant. Cette puissance intelligente est pour Han un diktat numérique mais il fait valoir que ce système est loin d’Orwell – dans notre cas nous sommes régis par une communication illimitée, la surveillance présente un visage amical.

Il explore ensuite la vérité comme récit, et comment ce nouveau « Data Fetichism » façonne la nature de ce que nous comprenons comme étant la Vérité. La Vérité est pour Han une sorte de bourdonnement, qui n’est plus de l’ordre de la réalité matérielle car remplacée par une série de résultats, entraînant une crise de l’esprit. Le « Dataism » est un dadaïsme numérique, les données sont dépourvues de sens, car il manque la narration.

capture_lifeConférence Capture_Life : Byung-Chul Han. Photo : Natalie Mayroth

Dans la nouvelle ère numérique de Han, nous sommes impliqués dans ce qu’il appelle un nihilisme hédoniste nietzschéen des dernières hommes, où l’auto-surveillance devient auto-enquête, où nous nous exploitons, où nous restons volontairement sous notre propre surveillance. En créant un panoptique où nous sommes à la fois le détenu et le geôlier, nous avons commis l’ultime trahison : nous nous soumettons volontairement à la règle que nous nous auto-infligeons. Nos téléphones sont devenus les objets de dévotion de l’ère numérique, des rosaires transmettant nos Amens comme nos likes et nos retweets.

Nous promenons avec nous notre confessionnal numérique, où nous livrons nos âmes à nu pour le profit des entreprises prospérant sur la vente des données. Nous sommes entrés dans une époque médiévale numérique, celle dans laquelle nous ne cherchons pas le pardon, mais attention, où nous sommes encouragés à « nous exprimer ». Dans cet âge, nous labourons la terre de notre vie sociale mais ce sont les entreprises qui récupèrent la récolte. Les gens sont heureux de se traiter comme des objets. Han ne voit pas les selfies comme un des indicateurs du narcissisme pathologique, mais plutôt comme des symptômes d’une auto-insécurité cherchant à se rassurer en attirant l’attention. Notre identité est définie par les autres et notre état actuel d’hypercommunication est « tout simplement épuisant ».

All play and no work: the Quantified Us, conférence

Le panel « All play and no work » détaillait par la suite la grande vague de l’auto-quantification, la gestion de nos données de santé et de « bien être », l’auto-surveillance de nos données d’alimentation et calories, de notre activité physique. Les analystes universitaires Jennifer Whitson, Mark Butler et Paolo Ruffino eurent l’occasion de souligner l’ambiguïté du renouveau numérique contemporain du management du bien-être, un tournant déjà amorcé dans la société post-fordiste des années 80, mais renouvelé et promu depuis les années 90 par des personnalités comme Steve Mann, le père du « wearable computing », de la sousveillance, des lunettes type Google glass et des « DIY lifeloggers » d’aujourd’hui. La situation contemporaine est évaluée au travers de multiples exemples allant des applications comme NikeFuel[2] jusqu’aux communautés DIY biosignals de BITalino[3] qui proposent des kits d’autosurveillance santé pour hackers et makers. La question de l’objectivité contre la subjectivité dans une « dictature de la santé » est ici soulevée.

 

Quantification de soi

Expose & Repurpose: Opposing self-commodification, conférence

Être original ou rester standard ? Quelles stratégies mettre en œuvre ? Animée par Ben Vickers, la conférence décortique les logiques qui sous-tendent les pratiques artistiques et en particulier la quantification de soi, ce phénomène qui voit l’individu devenir son propre outil de collecte de ses données privées qu’il livre à l’analyse des algorithmes.

Dans son travail, Erica Scourti explore l’idée du sujet conscient de lui-même et de sa propre représentation. Elle expérimente les possibilités d’une vie constamment connectée et sa pratique s’appréhende comme « un exemple de boucle rétroactive non-vertueuse », pour reprendre les termes du philosophe Matteo Pasquinelli à propos des algorithmes. Ainsi l’artiste, en s’engouffrant dans toutes les brèches technologiques, expérimente-t-elle différentes stratégies pour contourner le système : sur-identification pour noyer sa présence en ligne, auto-moquerie et soumission feinte pour révéler le caractère surnaturel du système dominant… Erica Scourti prône un activisme conforme et une complaisance exagérée où la sur-médiatisation et la sur-représentation deviennent des stratégies d’opposition. L’artiste choisit alors de se laisser lire, telle une célébrité, par les algorithmes. On repense ici aux mots d’Haraway dans son Manifeste Cyborg qui nous rappelle qu’ « il est difficile de savoir qui de l’homme ou de la machine crée l’autre ou est crée par l’autre ».

 

L’artiste allemand Sebastian Schmieg tourne quant à lui en dérision l’optimisation croissante de notre présence en ligne et révèle en creux la vacuité de nos actes. Networked Optimization consiste en la publication de livres de développement personnel à succès dont seuls les passages surlignés et mis en exergue sur Amazon Kindle sont visibles – le reste du texte étant imprimé dans une encre invisible. Ces highlights, sauvegardés dans les data centers d’Amazon, ne représentent que quelques lignes sur des centaines de pages devenues blanches. Dans Parallel universe, Sebastian Schmieg détourne un algorithme qui permet de voir des vidéos de films dont tous les silences et les temps morts ont été supprimés : il inverse le principe du logiciel afin d’obtenir des films composés exclusivement des scènes silencieuses mises bout à bout.

Vie privée, stratégie de diversion pour la protection des données 

Becoming Fog : Obfuscation in a datafying world, conférence

La conférence s’intéresse aux engagements des artistes, aux stratégies de diversion et à la protection des données privées, qu’elles soient électroniques ou biologiques. Comment transformer son identité numérique en un brouillard de données ? Comment obscurcir son profil en ligne ? Zach Blas, modérateur, ouvre la discussion avec les mots du collectif Tiqqun qui affirme que « le brouillard rend la révolte possible »(l‘Hypothèse cybernétique) et qu’ « il nous faut devenir anonymes » « pour être présents » (How to?).

Mushon Zer-Aviv, enseignant et média activiste basé à New-York et Tel-Aviv, a développé l’application AdNauseam pour protester contre le traquage en ligne. Librement téléchargeable, elle empêche la capture et la traçabilité de nos données personnelles pendant nos navigations. Le principe, très simple, consiste en un brouillage des signaux : AdNauseam clique sur toutes les publicités qui sont proposées et génère ainsi une quantité énorme d’informations dont le surnombre empêche un profilage aisé et précis de l’utilisateur.

La bioartiste Heather Dewey-Hagborg s’est faite connaître par Stranger Visions, un projet qui consistait à récupérer dans les rues et dans le métro de New-York de l’ADN à partir duquel elle reconstitue les visages potentiels des personnes génétiquement identifiées. Après nous avoir ainsi alerté sur les risques potentiels d’une culture de surveillance génétique généralisée, elle nous propose la « biononymité ». Même s’il serait impossible de vivre sans laisser de trace biologique, il faut nous poser la question de l’accès désormais élargi et simplifié à l’analyse ADN. L’artiste s’inquiète de notre vulnérabilité en matière génétique, car les données génétiques pourraient bien devenir l’objet d’une exploitation intensive et peu contrôlée, comme les données électroniques. A l’occasion du festival, Heather Dewey-Hagborg a lancé la plateforme biononymous.me[7] qui développe des outils et des stratégies de contre-surveillance génétique et a rendu disponible en open source la procédure d’invisibilité qu’elle présente dans l’exposition.

 Stranger visions heather Dawey Hagborg

Heather Dewey-Hagborg, Stranger Visions